04 mai 2020

Manifeste


On m'a dit : "Fais des chansons comme-ci"
On m'a dit : "Fais des chansons comme-ça"
Mais que surtout ça ne parle jamais
De choses vraies tellement vulgaires.

Comprenez-vous, entre nous cher ami,
La réalité, faut un peu l'arranger
La réalité, vous savez comme c'est
Bien souvent dégueulasse.
Bon dans une chanson, faut faire des ronds
Il faut créer des images-illusions
Pour faire avaler à nous pauvres couillons
Notre ennui quotidien.
Viens mon amour, ma joie
Sur la colline aux senteurs orientales
On va sûrement rencontrer Jesus Christ
Dans un caleçon à fleurs de Monoprix.
Il aura sa plus belle auréole
En plastique à dentelle mécanique
Rien de changé sur notre quotidien
Sur toutes les choses qui font que l'on est
Bien manipulé, bien conditionné
Par une bande de requins.
Rien de changé depuis la Communale
Où pendant des années on bourre le crâne
Aux enfants à grands coups de programmes
Pour qu'ils soient bien dressés.
Rien de changé dans les usines
La gueule des mecs de l'équipe de nuit
Qui vont dormir quand le soleil se lève
Exténués, abrutis.
Les petites fleurs, les petits oiseaux
Les petites filles, le français moyen
Les grosses bagnoles et les belles motos
Pour superviriliser nos minets.
Belle fille heureuse dans son corps
Grâce au tampon Igiénix qui ne fuit pas.
Rien de changé depuis l'Algérie
Sinon que maintenant il est permis
D'en parler et de gagner des sous
Avec des milliers de cadavres.
Rien de changé depuis un tabassage
A la matraque un 14 juillet
Pour avoir osé chanter et danser
Quand c'était interdit.
Rien de changé depuis qu'un jour j'ai pissé
Sur ma télé tellement c'était chouette
Et bien sûr toute l'électricité
M'est passée dans la quéquette.
Bonsoir téléspectateurs
Ce soir sur la deuxième chaîne couleur
Dans notre série «Que la vie est belle !»
Notre grande enquête sur les mirabelles
Et puis avant d'aller au dodo
Championnat du monde de rotoplots.
Rien de changé pour la fille de treize ans
Avec ses petits seins et son visage d'enfant
Qui accouche terrorisée
Dans les chiottes du lycée.
Comme dirait un copain à moi
Un peu fou, même complètement fou
Qu'est-ce qu'on attend pour tout arrêter,
Tout casser et recommencer ?
Alors moi vous comprenez,
Les violons, la guimauve, les flonflons
Je trouve ça tellement anachronique
Que ça me donne la colique.
Je sais bien qu'une chanson
C'est pas tout à fait la révolution
Mais dire les choses c'est déjà mieux que rien
Et si chacun faisait la sienne dans son coin ?
Comme on a les mêmes choses sur le coeur
Un jour on pourrait chanter en coeur... {x4}
Francois Béranger. 1974

Cascando (1936) - Samuel Beckett



Pourquoi pas simplement les désespérés
d’avoir parfois
répandu un flot de mots

ne vaut-il pas mieux avorter que d’être stérile
les heures qui suivent ton départ sont à tel point de plomb
elles commenceront toujours trop tôt à traîner
les grappins ratissant aveuglément le lit du manque
ramenant à la surface les os les vieilles amours
orbites qu’habitaient jadis des yeux semblables aux tiens
tout toujours vaut-il mieux trop tôt que jamais
la boue noire du manque éclaboussant leurs visages
disant encore
jamais neuf jours n’ont rejeté l’être aimé à flot perdu
ni neuf mois
ni neuf vies



disant encore
si ce n’est toi qui m’enseignes je n’apprendrai pas
disant encore il y a une dernière fois
de toutes les dernières fois
dernières fois que l’on supplie
dernières fois que l’on aime
que l’on sait qu’on ne sait faisant semblant
une toute dernière des dernières fois que l’on dit
si ce n’est toi qui m’aimes je ne serai pas aimé
si ce n’est toi que j’aime je n’aimerai pas

le barattage des mots rances dans le coeur encore
amour amour amour bruit sourd du vieux pilon
broyant les inaltérables
grumeaux de mots

terrifié encore
de ne pas aimer
d’aimer mais pas toi
d’être aimé mais pas de toi
de savoir qu’on ne sait faisant semblant
semblant

moi et tous les autres qui t’aimeront
s’ils t’aiment



à moins qu’ils ne t’aiment
***
Samuel Beckett (1906-1989)

29 novembre 2019

La boulange



Nous avions emménagé fin aout 2017 dans le hameau perdu où nous attendaient les trois murs encore debout de notre future maison.

J'étais tombée amoureuse de cette maison en ruine lorsque mon nouvel amoureux m'avait invitée à le rejoindre au hameau pour la première fois, cinq ans plus tôt. Les propriétaires du lieu étaient ses anciens voisins. Lorsqu'ils avaient déménagé en 2008 pour s'installer dans un hameau déserté par ses habitants depuis les années cinquante, ils étaient restés en contact et mon compagnon leur rendait régulièrement visite dans leur coin perdu d'Aveyron. Sans doute fallait il être un peu fou pour se lancer dans la réhabilitation d'un hameau où ne subsistaient que les ruines de trois maisons d'habitation, une étable et des champs en friche tout autour. Ils avaient investi les lieux à l'été, campé pendant des mois et, les photos en témoignaient, abattu un travail titanesque pour amener l'eau de la source, nettoyer le terrain et retaper à la hâte l'étable qui abritait désormais une cuisine, une grande pièce commune et une salle d'eau avec des toilettes sèches. La plus grande bâtisse du hameau avait été remontée partiellement, et la façade de pierres rouges de la partie réhabilitée où vivaient alors les amis de mon amoureux brillait au soleil de ce beau mois de juillet lorsque j'y 'arrivai après quelques heures de route.
Le hameau perché à 700 mètres d'altitude n'était accessible que par une route sinueuse. A la sortie de plusieurs virages en épingle, je découvris le paradis champêtre orienté sud alors qu'une centaine de personnes étaient attendues pour assister à un marathon musical en pleine cambrousse. Une scène avait été installée devant l'ancienne étable, et les copains musiciens venus de la France entière se relayèrent durant 42 heures de musique non stop.  Des caravanes étaient installées à l'année sur le parking tout en haut du hameau, et de joyeux campeurs occasionnels avaient envahi les champs en contrebas des bâtiments. Les chiens, les poules et les chèvres se baladant en liberté complétaient ce tableau idyllique. Le pain cuisait dans le grand four à bois, les grandes gamelles de rougail saucisse et de riz mijotaient dans la cuisine. Ce fut un week-end joyeux.
J'appris que j'avais vécu la dernière édition de ce mini festival qui avait eu lieu tous les étés depuis 2008. Il serait abandonné au profit de semaines musicales en plus petit comité, chaque année vers le 14  juillet. Nous prîmes l'habitude de passer une semaine de vacances d'été au hameau, et nous devînmes rapidement les co-organisateurs de ces semaines de fête non stop, où une trentaine de vieux copains se retrouvaient chaque soir autour d'un bon repas pour chanter à tue-tête et faire de la musique.
Nos liens avec les habitants du hameau se resserrèrent lorsque nous fûmes conviés à la semaine sylvestre, réservée aux proches, et nous nous faisions une joie de débarquer au hameau fin décembre, pour fêter dignement le passage à la nouvelle année.

C'est en 2014 que nos amis nous proposèrent de racheter la petite ruine qui m'avait tapé dans l'oeil.
Nous savions depuis un moment que nous ne voulions pas rester dans le Var, et l'idée d'une retraite à la campagne auprès de nos meilleurs potes nous séduisit. Dès que les enfants auraient passé leur bac, ils quitteraient la maison, on avait pensé la vendre pour s'installer ailleurs... c'était tellement tentant !

Et, bien sûr que oui, la jolie bâtisse qui nous avait été proposée à un prix symbolique pouvait être remontée en deux temps trois mouvements dans la joie et la bonne humeur !
Nos craintes et nos objections avaient été balayées par l'enthousiasme communicatif de ceux qui, six ans auparavant, avaient investi ce hameau abandonné et remonté deux maisons, dont celle du jeune couple qui venait d'acheter après un essai concluant d'une année en tant que locataires.

Les joyeux chantiers collectifs qui avaient permis ces reconstructions reprendraient comme par le passé. Il ne faisait aucun doute que notre chantier avancerait à toute vitesse, grâce aux nombreux potes qui viendraient nous aider. On se serrerait les coudes et la solidarité, maître mot gouvernant le lieu, permettrait de relever ce défi un peu dingue de remonter une ruine à soixante ans passés. Les maçons et le charpentier feraient le gros oeuvre, et pour le reste, ça irait tout seul. On était très juste au niveau du budget, mais nos amis, dont l'agréable maison était encore un peu en chantier,  réussirent à nous convaincre qu'ils nous feraient profiter de leur savoir faire et leur expérience.

Le premier raté de ce scénario idyllique fut l'obligation de louer un garde meuble à la dernière minute juste avant notre déménagement, le local où nos potes nous avaient promis un stockage de nos meubles étant toujours plein comme un oeuf à quelques jours de notre arrivée avec notre camion chargé.
Un peu déconcertés par cette promesse non tenue, nous avions néanmoins pu compter sur leur aide pour décharger notre camion et ne doutions pas de bénéficier à l'avenir des coups de main des potes qui passaient au hameau quelques semaines de vacances laborieuses et solidaires.  


A notre arrivée, nos amis avaient réintégré et réaménagé l'ancienne étable. Ils avaient agrandi la surface habitable et une jolie extension en bois avait été construite par un charpentier du coin. Il adorait le hameau et venait de décider de remonter une maison dont il ne restait que des murs prêts à s'écrouler. Il s'installa avec sa compagne et sa fille dans une cabane bricolée à l’arrache pour l'essai de neuf mois qui était de rigueur. Sauf pour nous, qui fûmes dispensés de période probatoire, nos amis n'ayant aucun doute sur le fait que nous nous plairions au hameau et nous entendrions avec les autres habitants. Nous n'avions guère le temps de faire un essai et de prîmes pas la précaution de nous assurer que la vie en semi collectif dans ce cadre rustique et isolé nous conviendrait. Il nous fallait commencer rapidement à remonter la ruine, si nous ne voulions pas prendre la crémaillère en déambulateur ! il y avait au bas mot trois ans de travaux.
Quand notre rêve se réalisa en 2017, nous étions onze habitants en tout au hameau, deux jeunes enfants compris, et l'avenir s'annonçait radieux.

Nos potes nous avaient proposé de nous installer chez eux lors de notre arrivée en Aveyron. En quelques semaines, nous transformerions les deux mezzanines situées à l'étage de l'extension bois de leur maison en un appartement que nous habiterions ensuite pendant la durée de nos travaux. C'est notre main d'oeuvre qui ferait office de loyer. Cette proposition nous enchanta. Nos amis nous permettaient ainsi d'être plus efficaces en habitant sur le lieu de notre reconstruction. Et, lors de notre installation dans notre petite maison, ils récupèreraient un joli petit deux-pièces pour accueillir les amis ou la famille. C'était équitable.
Il y avait pas mal de boulot pour aménager l'appart. Tout était à faire. Terminer l'isolation à la laine de bois, poser les voliges, cloisonner et poser des fenêtres intérieures pour fermer complètement les mezzanines tout en gardant la lumière.  Il fallait tirer les lignes électriques, faire la plomberie et créer une petite salle d'eau, ouvrir une porte pour faire communiquer les deux pièces, créer une cuisine et des rangements.
Après ce petit chantier, nous serions rodés pour mener le nôtre à bien. Nous apprendrions des rudiments de menuiserie, d'électricité et de plomberie avec notre hôte qui savait tout faire ou presque.

L'isolation des murs de notre futur nid avait été programmée pour l'été. Elle serait faite sur juillet et août, avec quelques copains de passage qui étaient des habitués des coups de main.
Rien n'avança durant la semaine que nous passâmes au hameau en juillet, quelques semaines avant notre emménagement. Le plus important c'était de faire la fête ! Nous étions toujours les piliers de l'organisation, faisant les courses et préparant souvent les repas comme les années précédentes. On se couchait à pas d'heure. L'excitation de notre proche installation définitive était à son comble ! L'isolation, on verrait ça plus tard.

Lorsque nous posâmes nos valises en septembre, les panneaux de laine de bois couverts de poussière étaient toujours stockés sur les planchers de notre future chambre. Le chantier collectif promis avec les potes devant passer au hameau en aout n'avait pas été organisé.

Quelques jours après notre installation sommaire au milieu des matériaux qui encombraient notre nouveau logis, nous fûmes sollicités pour refaire les joints du mur arrière de la maison de nos hôtes, bonne occasion selon eux de nous « faire la main » au maniement de la truelle. Le second argument pour faire passer ce chantier en priorité fut que l'étanchéité ainsi améliorée nous permettrait de ne pas souffrir du froid dans leur grande pièce de vie.
Les semaines qui suivirent, c'est l'isolation et la pose des voliges dans leur grand atelier de poterie et de bijouterie, situé en dessous de notre chambre, qui s'inscrivit dans notre emploi du temps. Nous y gagnerions indiscutablement en chaleur et nos amis pourraient terminer l'installation de leurs espaces respectifs. Nous avions déjà participé aux travaux d'aménagement de cette partie de l’extension, et nous fûmes un peu surpris d'être les seuls à faire avancer les choses, rien n'ayant bougé depuis nos dernières vacances.

Il y avait beaucoup à faire au hameau. Il fallait couper et rentrer le bois pour l'hiver, nettoyer les caravanes et les préparer quand des visiteurs s'annonçaient, s'occuper du poulailler et de l'abri des ânes, assurer chaque semaine l'entretien de l'assainissement, grimper de temps à autre dans la colline pour nettoyer la source et les tuyaux quand l'eau n'arrivait plus, arroser le jardin et la serre, ne pas oublier de la fermer le soir, faire les conserves et les confitures, chercher l'origine des incessantes coupures d'électricité sur l'installation précaire qui tenait le coup vaille que vaille depuis bientôt 10 ans, cavaler sous la pluie fréquente pour aller remettre le compteur en marche, nourrir les chiens, faire les courses et préparer les repas, et parfois se taper des kilomètres à pied pour récupérer les deux ânes qui se barraient régulièrement, entre autres. Rien ne nous rebutait. Tout nous amusait. Notre motivation et notre énergie réjouissaient nos amis, et ils ne tarissaient pas d’éloges à notre égard. Nous étions considérés comme les sages du hameau. Nous étions les plus âgés, et il nous fut garanti que les plus jeunes prendraient soin de nous lorsque nos forces déclineraient. En attendant, nous participions au quotidien à l'entretien de la maison de nos amis et prenions une part grandissante aux tâches communes dans la joie et la bonne humeur.

Lorsque l’hiver s'annonça, notre futur appartement était toujours un indescriptible fouillis d'outils et de matériaux divers. Rien n'avançait vraiment. Nous vivions toujours dans nos cartons et dans la poussière. Lorsque la pose des voliges fut presque terminée dans la chambre, nous nous attaquâmes à notre future cuisine. Les vieilles plaques de laine de bois de posées contre les panneaux de BRF y avaient moisi.
La pièce dans laquelle nous avions dormi sur un matelas posé au sol depuis notre arrivée, et qui nous ferait à l’avenir office de cuisine et de salon, était humide et pas très saine, mais nos amis nous rassurèrent en nous promettant que le bardage extérieur serait fait à l'été et que nous serions au sec les hivers suivants. Je compris la cause de la condensation permanente sur les vitres des fenêtres en même temps que celle des subites crises de sinusite qui ne guérissaient pas et me valaient des maux de tête incessants.

Nous avions été portés par l'exaltation de la nouveauté pendant des semaines, et comprenions soudain que nous avions été un peu trop optimistes et qu'il nous faudrait sans doute beaucoup plus de temps que prévu pour terminer l'aménagement de l'appartement... Qu'en serait il par la suite pour notre maison ?

Notre ami le charpentier nous avait annoncé une somme assez basse pour réaliser notre charpente et une extension bois en un temps record. Le retard considérable qu'il avait pris sur ses chantiers en cours m'inquiétaient. J'avais des doutes sur les délais qu'il nous avait promis de tenir pour le nôtre Nous attendions ses plans et son devis chiffré depuis un an et il était important pour nous de savoir combien nous coûteraient l'extension bois, la charpente et la toiture. Nos amis ne comprenaient pas mes craintes pour l'avenir. On m'invita à prendre conscience du fait que je «cassais» l'ambiance et que c'était dommage. J'étais sans doute trop matérialiste, il fallait laisser faire, puisque tout se passerait bien.

Nous fêtâmes le nouvel an dans l'allégresse. Je prenais garde à ne plus exprimer mes interrogations sur notre avenir. On s’amusait beaucoup. Le chantier avait bien avancé grâce à l'aide de mon fils et notre chambre et notre petite salle d'eau furent utilisables à Noël. Nous étions soulagés de ne plus devoir descendre faire notre toilette le matin dans la salle d'eau collective qui était très agréable l'été, mais glaciale l'hiver.  Nous devions encore sortir la nuit par des températures largement en dessous de zéro pour utiliser les toilettes sèches. Les nôtres étaient en construction, notre hôte ayant tenu à les fabriquer lui-même pour qu'elles soient conformes à ses souhaits. Ce n'était plus qu'une question de jours.

Le maçon devait commencer en janvier, et il fallait déblayer le sol encombré de la ruine. Nous trimballâmes des centaines de pierres, sans autre aide que celle de mon fils et de sa femme, avant leur départ fin novembre, pour préparer le chantier avant l’arrivée de la pelle mécanique qu’il avait fallu louer à la dernière minute, faute de bras pour dégager les énormes pierres que nous ne pouvions soulever.

La grande ombre au tableau commençait à me perturber.  La quantité de vin consommée au hameau lors des semaines où nous y séjournions était énorme. Je savais que mon amoureux avait beaucoup bu par le passé. J'avais formulé mes craintes de le voir replonger à nos amis avant d'accepter leur offre de rachat de la ruine et ils m'avaient assuré que ce n'était pas la fête toute l'année, et que la vie était beaucoup plus calme en dehors des périodes où la fête était permanente. Nous pensions donc qu'ils étaient, comme nous, de joyeux pochtrons occasionnels. Mais mon intuition du départ ne m'avait pas trompée. Leur consommation, impressionnante, ne se limitait pas aux vacances entre copains. Elle était quotidienne, et entraînait parfois, y compris pour nous qui vivions avec eux, des plongeons noirs et plombants dans leurs douloureux passés respectifs.
Nous savions, pour avoir abordé plusieurs fois le sujet au début de notre cohabitation avec eux, que notre amie usait du vin comme d'un médicament. Il lui apportait le sommeil que ses angoisses nocturnes l'empêchaient de trouver si elle ne buvait pas. Ayant exprimé clairement avant notre arrivée mon absence de jugement moral sur la question, j'avais annoncé honnêtement à mes amis ma  vigilance future concernant mon compagnon. Ils avaient sans doute été un peu choqués par ma franchise un peu brutale, mais ils m'avaient assuré que tout irait bien, et nous n'avions plus abordé le sujet.

Les semaines passaient. Les travaux de notre cuisine avançaient mais ne nous permettaient toujours pas d’y préparer nos repas. Nos premiers petits déjeuners en tête à tête depuis des mois nous étaient précieux. Nous avions enfin pu brancher sans risques une bouilloire électrique nous permettant de faire notre thé du matin.

Lors des dîners que nous prenions encore en commun, nous nous racontions nos vies. Les soirées se terminaient parfois très tard et dans les larmes de notre amie, mais j'assumais sans broncher la mission qui m'incombait souvent et qui consistait à écouter en boucle ses confidences avinées, à la consoler et à  la rassurer avant de la ramasser parfois à la petite cuiller tard dans la nuit.

Fin février, après un début d'hiver passé en cohabitation sans heurts, le premier incident diplomatique éclata.

Les joyeuses fêtes de Noël alcoolisées en bande avaient cédé la place à des soirées copieusement arrosées quand arrivèrent les vacances de février. On rigolait beaucoup, et mon compagnon était devenu l'amuseur de service. Certains savent s'arrêter à temps, d'autres pas. Mon amoureux faisait malheureusement partie de ces derniers à l'époque. Ce que j'avais tant redouté était arrivé. Je l’avais vu boire de plus en plus soir après soir et mes mises en garde lorsque nous étions seuls étaient restées sans effet.
Lors d'une soirée particulièrement avinée à laquelle assistait le frère de notre amie, qui tenait bien l'alcool et couchait souvent tout le monde lors des fêtes, la consommation d'alcools forts, assez inhabituelle lors de nos soirées, s'était ajoutée au vidage des cubitainers de rouge et avait eu raison de mon amoureux, qui était rentré dans un état pitoyable. Au matin, je quittai le hameau en posant un ultimatum à celui qui partageait ma vie. Il devrait choisir entre l’alcool et moi, et j'exigeai de lui qu'il réfléchisse en mon absence à la dangereuse pente qu'il avait empruntée.
Lorsque je rentrai quelques jours plus tard, nous avions décidé ensemble de nous soutenir et de ne plus boire, sans nous inquiéter outre mesure des conséquences de notre choix, qui marqua pourtant le début d'une progressive dégradation de mes rapports avec nos amis.

L'accueil que je reçus à mon retour début mars m'incita à prendre un peu mes distances. Il me fut reproché sans ambages d'avoir déstabilisé le groupe en quittant le hameau. J'appris par mon compagnon que nos amis s'étaient permis de commenter ma décision et avaient estimé qu'elle était inappropriée. Ils me firent comprendre je que n'adhérais pas aux valeurs et aux principes  régissant la vie du groupe auquel j'appartenais, et je compris que je devrais m'y conformer, que je le veuille ou non. 

J'avais commencé à apprendre la poterie à l'automne et les moments joyeux que je passais à l'atelier devinrent beaucoup moins légers. Quelques semaines plus tôt, je m'étais beaucoup investie dans le projet de nos amis de remonter leur entreprise artisanale, et je participais activement à faire avancer l'installation de leurs ateliers respectifs de poterie et bijouterie, en installant leurs espaces, en faisant des photos de leurs premières productions en vue de créer un site internet marchand dont je pourrais m'occuper. Ils semblaient désireux de faire de moi leur commerciale et m'avaient suggéré de mettre mes compétences au service de leur petite entreprise afin qu'à terme je puisse me dégager un salaire.
C'était très généreux de leur part, et sans aucun doute destiné à compenser l'abandon de mon emploi à la cuisine de la maison de retraite du coin au bout de quelques semaines, du fait de problèmes articulaires.  Mes douleurs à la main droite me faisaient d'ailleurs craindre de ne pas pouvoir assumer ma part des lourds travaux que nous avions à mener à bien, mais lorsque j'évoquais cette inquiétante hypothèse, mes arguments étaient balayés avec une brusquerie qui cadrait assez mal avec l'empathie qui semblait être de rigueur au hameau.

Les semaines passaient. Nous acceptions de temps en temps de boire un verre lors des interminables apéros quotidiens et buvions de l'eau pendant les repas. Notre sobriété créa un décalage qui changea peu à peu notre regard sur nos hôtes.
Lorsque les soirées ne se terminaient pas en musique, les conversations se transformaient souvent en un indélicat déballage des failles des nombreuses connaissances de nos amis.
L’exercice faisait partie de leurs marottes. Ils s’y livraient avec une bienveillance apparente et finissaient toujours par arriver à la conclusion que leurs relations devraient faire une thérapie comme ils l'avaient fait eux-mêmes. Ils cultivaient soigneusement l'image d'êtres généreux que tous les gens qui passaient au hameau avaient d'eux. Ils aimaient être entourés et il ne se passait jamais une semaine sans que des copains débarquent à l'improviste dans leur maison qui était ouverte en permanence. J'étais parfois lasse de les entendre abreuver tous ceux qui les fréquentaient, nous y compris, de leurs conseils éclairés sur la meilleure façon de mener sa vie. Ils mettaient toujours en avant le long chemin qu'ils avaient parcouru pour accéder à la sérénité, et je me surprenais parfois à penser qu'ils ne pouvaient s'empêcher de jouer aux thérapeutes.

Nos premières semaines de cohabitation m'avaient valu le surnom de «petit menhir», mon caractère affirmé de bretonne ne leur ayant pas échappé. Mais mes premières interrogations à propos de l'avenir avaient écorné l'image de solidité qui était la mienne depuis que nous nous connaissions, et je savais par mon fils que mon cas avait été abordé en mon absence lors de sa venue à l'automne. Nos amis déploraient ma réticence à faire appel à un psy. Du peu qu'ils savaient de mon histoire, ils avaient déduit que je  n'avais pas réglé certains problèmes dont je refusais selon eux de prendre conscience.
Faire partie des élus qui fréquentaient leur maison impliquait de se voir soumis, un jour ou l'autre, à un décryptage en règle des confidences que leur irrépressible besoin d’écoute attirait.
Rares étaient ceux qui échappaient à leurs analyses, pas toujours exemptes de jugement.

Il nous était par exemple devenu impossible d'ignorer la rancune tenace de notre ami envers son voisin et de rester à l'écart de ce conflit qui prenait beaucoup de place dans notre quotidien.
Le jeune couple avait eu un bébé en mai et ne participait plus aux soirées depuis longtemps. Les commentaires allaient bon train sur le fait que notre jeune voisin ne bossait pas, laissait sa femme travailler comme une dingue et ne se bougeait pas pour terminer sa maison. La violence des attaques de notre ami était à peine atténuée par sa théorie sur le rôle de père qu’il aurait endossé inconsciemment.  Ce transfert affectif avait entraîné selon lui le rejet des conseils avisés qu'il lui prodiguait pour ses travaux. Il en avait conclu que le jeune homme avait de gros soucis avec l'image du père. Encore un qui avait besoin d'un psy !  
Un incident survenu à l'été 2015 me revint alors en mémoire. Nous étions montés au hameau pour notre semaine de vacances et j'avais immédiatement remarqué des tensions entre nos amis et le jeune couple devenu propriétaire de la grande maison depuis peu.
Lorsque je m'étais un peu inquiétée de la froideur avec laquelle ils se saluaient, nos amis avaient noyé le poisson et affirmé que tout allait bien. Les jeunes gens avaient évoqué de grosses difficultés pendant l'hiver et m'avaient affirmé avoir pris de la distance pour protéger leur intimité et rendre leur vie au hameau supportable. Ils avaient déploré les ravages de l'alcool sans que je comprenne vraiment en quoi les excès de nos amis les avaient déstabilisés à ce point.
Leurs relations étaient toujours réduites au strict minimum lorsque nous nous installâmes au hameau .
Trois ans avaient passé depuis que j’avais découvert ce conflit,  et c'est en me souvenant de ma vaine démarche de l’époque, visant à les inciter à régler le problème par une franche discussion, que je compris que mon mode de communication était très différent de celui qui était en vigueur au hameau. On parlait des gens quand ils n'étaient pas là, mais on n'abordait jamais frontalement les problèmes pour les régler les yeux dans les yeux. Notre amie appelait ça "faire le canard". Les conflits dans cette micro société repliée sur elle même n'éclataient jamais au grand jour, ils pourrissaient lentement dans les esprits. On laissait passer les orages sans jamais aborder les sujets qui fâchent. C'était la règle, je devais apprendre à la respecter. En la transgressant, je me risquais à être considérée comme l'ennemie du bien commun. 

Les beaux jours revinrent et je me raccrochais à tout ce qui était positif dans notre vie la haut. Mais je sentais confusément que je n'étais pas à ma place au hameau.
Nous avions peu à peu abandonné le travail au jardin gouverné par un jeune «vieux garçon» ronchon qui affirmait a qui voulait l'entendre qu'il n'était que de passage, et qui squattait durablement le parking dans sa cabane bricolée depuis presque deux ans. Ce gars était devenu le seul maître à bord au potager et nous faisait verbalement la liste de tout ce qui clochait au hameau lorsque nous travaillions ensemble au jardin. Nous lui avions expliqué avant notre arrivée que nous n'étions pas certains de pouvoir suivre son rythme et que nous ne voulions pas nous engager à cultiver la terre. Il nous reprocha très vite notre manque d'investissement au jardin et ne tarda pas à nous menacer de nous vendre des légumes que nous ne réclamions pas, au motif que nous ne contribuions pas assez à les produire. Son excessive «redevabilité» envers ceux qui lui avaient offert une vieille caravane et le partage d’un lieu de vie au hameau nous faisait sourire, mais nous respections sa reconnaissance envers ceux qui l'avaient accueilli. Nous prîmes l'habitude de le laisser débiter ses jérémiades sans y prêter trop d'attention. Nous ne répondions à ses critiques acerbes envers les autres habitants du lieu que par l'indifférence, mais il semait le trouble en critiquant la récente décision des propriétaires originels du hameau de laisser le charpentier, dont il détestait la compagne, s'y installer définitivement sans avoir obtenu l’accord des autres habitants. Il s'élevait contre cette décision unilatérale, qu'il trouvait arbitraire, et nous sollicitait pour que nous intervenions et réclamions à ceux qu'il vénérait, mais auxquels il n'osait rien dire de ses intentions, qu'ils convoquent tous les habitants du hameau pour une réunion extraordinaire.

Le projet initial de cohabitation - un genre de collectif avec habitats privés-, prévoyant des réunions régulières où chaque membre pourrait régulièrement faire part de ses ressentis et propositions concernant les projets communs n’était plus d’actualité depuis la fâcherie entre nos amis et leurs voisins. La création d’une SCI, prévue au départ pour une mise à disposition du jardin et du parking avait été abandonnée sans consultation des personnes concernées. Notre jardinier en chef s'y accrochait toujours et voulait absolument relancer le processus pour faire renaître le projet avorté.

Il était devenu évident que ce que nous avaient fait miroiter nos amis quand ils nous avaient proposé la ruine correspondait assez peu à notre réalité. L'ambiance au hameau était également radicalement différente de l'image que nos amis présentaient à ceux qui venaient en visite. Ils évitaient de dézinguer leurs voisins en présence d'étrangers, mais ne s'en privaient pas lorsque nous nous retrouvions en cercle restreint. Nous écoutions leurs amères récriminations sans trop savoir pourquoi ils mettaient tant d'insistance à nous mettre de leur côté. Nos jeunes voisins, sans doute conscients de ce qui se racontait dans leur dos, étaient cordiaux avec nous quand nous les croisions, mais leur porte restait fermée, et nous n'étions pas loin de penser qu'ils étaient des sauvages inhospitaliers et qu'il y avait du vrai dans ce que nous racontaient nos amis. Ils protégeaient leur vie de couple en tenant tout le monde à distance. Ils étaient taxés d'ingratitude par ceux qui leur avaient permis d'avoir accès à une grande maison dans un cadre enchanteur. Nous n'avions aucune raison d'en douter, tant nous étions persuadés que nos amis nous avaient fait un cadeau en nous cédant notre belle ruine pour une bouchée de pain.

Nous n'évoquions pas nos difficultés, et nul ne savait ce que nous ressentions. Nous espérions que notre intimité bientôt retrouvée nous permettrait de nous écarter des conflits et des commérages. Cet espoir nous poussa à mettre les bouchées doubles pour finir l'aménagement de l'appartement. Je délaissai peu à peu mon apprentissage de la poterie pour terminer ce chantier.

Début mai, nous nous étions enfin installés dans notre petit nid. Nous pendîmes la crémaillère joyeusement, sans notre jardiner en chef, qui n'avait pas répondu à notre invitation, et sans nos jeunes voisins, qui nous avaient expliqué un peu gênés qu'ils seraient heureux de venir fêter notre installation, mais une autre fois.
Le charpentier et sa compagne étaient de la fête. Le hameau était clairement coupé en deux clans. Nous étions au milieu, pris entre deux feux, et je tentais de me persuader que la vie à deux dans notre petit appartement marquerait la fin de nos doutes et de nos angoisses.

La vie quotidienne au dessus de chez nos amis s'avéra rapidement pesante. Notre chambre au dessus de l'atelier nous garantissait des nuits tranquilles. Elle n'était bruyante que lorsqu’ils  travaillaient dans l'atelier, la radio à fond. Notre salon/cuisine était au dessus de leur chambre et les planchers n'ayant pas été isolés phoniquement, nous devions étouffer les bruits de nos pas et de nos voix lorsqu'ils s'y trouvaient. Nous prenions nos petits déjeuners en chuchotant pour ne pas les réveiller. Nous vivions au ralenti pendant les deux heures de leur sieste quotidienne et le soir venu, nous écoutions de la musique en sourdine, notre amie et désormais voisine du dessous nous ayant gentiment fait remarquer que les basses de nos enceintes vibraient trop fort et la gênaient un peu. Elle avait même proposé de nous alerter à coups de balai au plafond lorsqu'elle aurait besoin de silence. Ça augurait assez mal. Je compris vite que nous ne tiendrions jamais deux ans dans cet appartement dans ces conditions.

Le chantier de maçonnerie de notre maison avançait. Nous étions novices, et nous avions assez logiquement demandé à nos amis expérimentés de superviser le chantier. Ils avaient pris très au sérieux leur rôle de conseillers techniques. Au moment de dessiner les plans des aménagements intérieurs, ils nous proposèrent de nous aider à nous projeter dans notre espace. La frontière entre les conseils avisés et l'ingérence devint soudain ténue. Nos amis avaient un avis sur tout, et nous dûmes un peu batailler pour décider nous mêmes de l'emplacement de notre future cuisine.
Je n'osai pas faire remarquer à notre amie que la somme qu'elle nous avait demandée chaque mois pour nous assurer le couvert quand nous prenions nos repas avec eux était deux fois supérieure à celle qui nous était nécessaire pour nous nourrir lorsque, nous questionnant un soir sur nos revenus, elle lista poste par poste nos besoins mensuels, bloc notes et crayon en main. Et je restai muette, sonnée par cette inimaginable intrusion dans notre vie, lorsqu'elle nous affirma que nous allions devoir renoncer à partir en week-end, pour faire des économies et avancer plus vite dans nos travaux.
Nous savions que les absences des uns et des autres étaient mal vues par nos amis, qui ne quittaient le hameau que pour faire les courses et répondre de temps à autres à de rares invitations.  Ils se montraient parfois sévères envers le menuisier et sa compagne, qui gaspillaient selon eux inutilement leur argent en week-end dispendieux, mais réservaient leurs critiques les plus violentes aux propriétaires de la grande maison, dont  les fréquents départs en vacances expliquaient le rythme d’escargot auquel avançait leur chantier. Leurs incessantes analyses des erreurs de conception de leurs voisins étaient très virulentes et nous commencions à comprendre qu’ils ne supportaient pas ce qui était fait sans les consulter au préalable.
Leurs tentatives de nous imposer leurs choix nous plongèrent dans un abîme de perplexité. Leurs médisances envers nos voisins n'étaient elles pas l'expression de leur frustration de les voir jouir en toute liberté du bien qu'ils leur avaient acheté en pleine propriété ? Leur comportement envers les autres habitants du hameau était il le signe de leur besoin de rester les seuls maître à bord ?

Les incertitudes pour l'avenir prenaient de plus en plus de place dans mon esprit. Je m'isolais dès que c'était possible et n'assistais plus systématiquement aux repas en commun du dimanche soir,  consacré à faire de la musique entre potes.  Il me fut reproché sur un ton acide de bouder dans mon coin sous prétexte d'être souffrante. Souffrante, je l'étais. Je ne parvenais plus à calmer la sourde angoisse qui m'assaillait chaque matin au réveil et me coupait toute envie d'assister aux soirées se terminant trop souvent par de pénibles séances de psychothérapies de comptoir. Il était évident que mes absences répétées n'arrangeaient pas mon cas. 

La jolie ruine prenait de l'allure. Elle serait très belle une fois finie... Dieu seul savait quand.
Nous n'en étions toujours pas propriétaires, l'acquisition prévue à l'automne ayant été sans cesse reportée. Nos amis avaient dû racheter un morceau de terrain à la commune. Il avait fallu ensuite attendre le nouveau découpage des parcelles, et le nouveau bornage entre les terrains qui seraient cédés au charpentier et celui sur lequel était notre ruine n'était toujours pas fait.
Le programme changeait tout le temps, et rien de ce que nous avions projeté ne se déroulait vraiment comme prévu, mais nous avions confiance en nos amis. Il était clair pour tous que la jolie ruine, l'ancienne boulangerie du hameau, que nous appelions la boulange, était notre maison, même en l'absence de titre de propriété à notre nom. Nous avions financé les matériaux pour l'aménagement de l'appartement. Les sommes que nous avions investies pour les matériaux et l'électroménager seraient déduites du prix de vente de la maison lorsque nous passerions chez le notaire. Cet arrangement nous ferait économiser des frais d'acte et nos amis ne déboursaient rien pour les travaux. Encore une fois, cela arrangeait tout le monde..
Le maçon avait remonté les murs de la boulange au printemps et créé les ouvertures avec l'aide de mon compagnon. Nous avions acheté tous les matériaux et nous lui payâmes ses salaires et de lourdes charges salariales sans nous poser de questions.

A aucun moment nous ne fûmes conscients de prendre un énorme risque.

Il nous fallait commencer les joints des façades de la maison à la chaux. Nous n'avions pas assez de budget pour payer le maçon pour ce travail. Notre entraînement sur la maison de nos amis nous avait permis de comprendre qu'à deux, ça nous prendrait quand même un bon bout de temps.
Le courage commençait à nous manquer, et nous ne parvenions plus à nous motiver, bien que les sacs de chaux et les tas de sable de rivière aient été commandés et livrés.

Nous ne réalisions sans doute pas encore à quel point ces neuf mois au hameau nous avaient épuisés.

En Juin, nous dûmes demander à un de nos proches venu nous rendre visite de quitter le hameau, cédant à une injonction de nos amis, qui ne voulaient plus le croiser pour de troubles raisons qui leur étaient très personnelles.
Eux qui aimaient tant analyser la psyché de leurs amis pour les aider à régler leurs problèmes ne s'étaient visiblement pas occupés des leurs et nous venions de nous prendre leurs désordres intimes en pleine poire. Leurs démons nous avaient rattrapés.

L'épreuve fut aussi rude qu'instructive.
Le constat était consternant. Notre liberté de recevoir des gens était donc toute relative, et la promiscuité dans laquelle nous vivions devenait problématique.

Nous ne pouvions plus feindre de l'ignorer.

A peine un mois plus tard, notre voisin charpentier, qui nous avait promis une charpente quatre pans et garanti un super boulot pour un prix d'ami, nous présenta enfin un devis qui nous fit presque dresser les cheveux sur la tête. Il dût le revoir à la baisse. Il réduirait les sections de la charpente et mettrait des plaques de ciment à la place des tuiles. Nous ferions nous-mêmes le bardage de l'extension en bois. La déception était grande, mais nous n’avions pas d'autre choix.
Une semaine après avoir modifié son devis, il nous annonça un report de plusieurs semaines pour le début de montage de notre charpente. Il avait décidé de faire passer un autre chantier, plus lucratif, avant le nôtre, avec pour argument que dans le bâtiment, quand on ne paye pas cher, on attend.
Il avait profité d'un diner où une dizaine de personnes étaient présentes pour m'annoncer la désagréable nouvelle. J'avais enfreint les règles de bienséance en quittant brusquement l'assemblée pour ne pas exprimer ma colère en public. Il me fut reproché d'avoir vertement remis à sa place le jeune charpentier, qui m'avait couru après pour essayer d'atténuer l'effet de l'inacceptable argument qui m'avait fait sortir de mes gonds.

La traditionnelle période festive de juillet qui s'annonçait balaya nos espoirs de parler de nos nombreuses interrogations à nos amis. Ils n'étaient jamais seuls, et il était hors de question que nous abordions le sujet en présence de tiers. Ils nous firent comprendre qu'on reparlerait de tout ça après la semaine de musique. Ce n'était clairement pas le bon moment.
Les copains étaient arrivés les uns après les autres et je fus incapable d'assister à la première soirée à laquelle notre participation était attendue. J'avais aidé à la préparation de cette semaine la tête un peu ailleurs, mais le moment venu, je n'eus pas la force de faire ce qu'on attendait de moi. Je remontai à l'appartement la boule au ventre, incapable de faire comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. C'est alors que je compris que je n'étais pas la seule à me sentir mal. Mon compagnon était, lui aussi, au trente sixième dessous.
Les chansons que chantaient la joyeuse bande ce soir là étaient celles que nous avions braillées en boucle nous aussi pendant des années, mais que ce nous entendions était l'écho d'une énième beuverie à laquelle nous n'avions plus le coeur de participer. Nous réalisâmes que ce n'était pas seulement le bruit qui nous empêchait de trouver le sommeil. Il nous fallait absolument prendre quelques jours pour faire une indispensable mise au point.

Notre départ en plein semaine musicale jeta un froid, et des copains de passage vinrent nous demander ce qui nous arrivait. Nous ne savions que répondre... Ils n'auraient pas compris.


A notre retour, la semaine de fête était finie, et nous annonçâmes à nos amis que nous jetions l'éponge.
Nous leur avions fait part de notre décision sans nous appesantir sur les véritables raisons de notre départ. Nous leur expliquâmes que nous n'étions pas faits pour vivre dans un collectif. L'abandon du projet était également lié à notre âge. Nous avions présumé de nos forces et étions trop vieux pour mener à bien un chantier si lourd.

Il n'était pas question pour nous de jeter le bébé avec l'eau du bain. Nous ne voulions ne nous souvenir que des beaux moments que nous avions vécus avec eux et notre intention n'était pas de leur faire porter le poids de nos erreurs.

Nous avions redouté de mauvaises réactions. Il n'en fut rien. Il n'y eut aucun reproche de part et d'autre.
Notre soulagement était immense.
Ils nous proposèrent de rester dans l'appartement jusqu'à l'achat d'une autre maison. Nous pensions alors vivre pas très loin d'eux. Il y avait eu des jours heureux et il y en aurait encore.
Nous trouvâmes une maisonnette a vendre à quelques kilomètres du hameau.
Ils étaient venus la visiter avec nous et nous avaient conseillé de l'acheter. Il y avait quelques travaux à prévoir mais elle était habitable. Nous devions signer un compromis le 4 septembre, presque un an jour pour jour après notre arrivée en Aveyron. Nous étions enfin apaisés.
 
C'était sans compter sur leur belle soeur, en présence de laquelle je faisais depuis longtemps de louables efforts pour rester cordiale. Quelques soirées en sa compagnie m'avaient permis de vérifier que ma méfiance était justifiée.  Cette fille était une authentique faux cul dissimulant son hypocrisie sous d'insupportables minauderies. Je savais que mon mode d'expression un peu trop direct m'avait valu son inimitié. Je l'avais rembarrée sèchement lorsqu'elle m'avait invitée à évoquer un évènement particulièrement douloureux de ma vie dont je n'avais aucune envie de parler avec elle.  Et je l’avais repoussée un peu brutalement lorsqu’elle avait voulu me prendre dans ses bras le matin de février où je m’étais enfuie du hameau, encore sous le choc de l’affreuse nuit où j’avais compris que je n’avais pas pu empêcher l’homme qui partageait ma vie de tomber dans le piège de l’alcool.
Elle avait accepté les excuses sincères que je lui avais formulées pour mon inacceptable réaction lorsqu’elle était revenue au hameau pour les vacances de Pâques. Je faisais depuis mon possible pour être agréable, et nos rapports étaient redevenus légers pendant les quelques jours qu’elle et son compagnons avaient passés au hameau.
Lorsqu’ils revinrent en juillet pour assister à la traditionnelle semaine musicale,  elle avait visiblement oublié mes excuses et décidé de ne plus m’adresser la parole. Ce fut par ma fille, dont elle était assez proche, que j’appris qu’elle commençait à évoquer une ambiance bizarre au hameau, en nous en attribuant insidieusement la responsabilité.
Lorsque nous annonçâmes l’abandon de notre projet à nos amis, elle était partie quelques jours  et ne revint que fin août.
En apprenant que nous allions quitter le hameau,  elle réclama à mon compagnon un entretien auquel je ne fus pas conviée. Elle remit sur le tapis mon esclandre de février, et affirma, en belle âme bien intentionnée, que j'avais accusé son compagnon de ‘avoir entrainé le mien à boire et insista sur ma déplorable conduite .
Je sortis de ma réserve et taclai cette saloperie sur pattes sans aucun ménagement, juste au moment où elle se faisait un devoir de l’alerter sur le fait que je l’éloignais sciemment de ses vieux amis depuis un an. Je n’avais pas eu besoin d’assister à l’entretien pour comprendre ce qui s’y disait, j’avais déjà compris qu’elle sortirait le grand jeu de la belle amitié brisée par ma faute.

Le lendemain, je mesurai l’ampleur de dégâts en croisant notre amie qui m'envoya un regard noir sans m'adresser un mot. J'attendis le départ de tous les visiteurs présents au hameau et sollicitai un matin un entretien avec nos amis afin de me laver de ces accusations lamentables.

Je fus clouée au pilori dès mes premiers mots. Je compris que j'étais devenue l'unique fautive, la bête à abattre, et je subis pendant quelques minutes interminables les assauts de nos amis qui me balancèrent au visage des horreurs qui ne firent que confirmer les craintes qui avaient nourri mon angoisse pendant des mois.

Cette violente altercation nous obligea à quitter le hameau sur le champ et nous trouvâmes un refuge à la hâte chez des gens que nous connaissions à peine et qui nous accueillirent sans nous poser de questions.
Ils nous prêtèrent une petite maison pendant quelques mois, le temps pour nous de nous réparer de cette pénible aventure.

Nous décidâmes de nous éloigner de cette folie et de quitter l'Aveyron.

Nous avions informé tous les habitants du hameau de notre départ avant mon ultime esclandre de coupable officielle. Le charpentier nous affirma que nous faisions une grosse connerie, le jardinier en chef ne prit pas la peine de nous dire au revoir.
Les seuls qui nous proposèrent de venir nous aider à déménager après le scandale que j'avais provoqué furent nos jeunes voisins, qui regrettaient amèrement notre échec, mais qui nous assurèrent que nous faisions le bon choix en quittant ce hameau gouverné par des dingues.

Nous supposons que notre ruine est toujours à l'abandon, malgré la promesse qui nous fût faite de chercher activement d'autres acquéreurs pour la maison afin de nous dédommager des sommes importantes que nous y avons investies.

Le silence assourdissant de ceux qui nous avaient assuré, la main sur le coeur, ne vouloir que notre bonheur est la seule réponse à des questions que nous ne posons plus.

22 novembre 2019

la pluie

C’est en sortant de l’étude notariale après être devenus propriétaires qu’on a trouvé le vieux seau rempli de flotte à moitié croupie sous la fenêtre de notre future chambre.
Aucun doute, la vieille anglaise qui nous a vendu la maison nous avait sciemment caché ce détail. Il n’y avait évidemment pas de seau sous la fenêtre quand on a visité la baraque. Il faisait beau et sec et elle avait du planquer son seau pourri quelque part.
On avait bien remarqué en visitant des traces jaunâtres sur les plafonds ici et là, mais la vieille dame, à qui on aurait donné le bon Dieu sans confession, nous avait assuré, la main sur le coeur, que tout avait été réparé, et qu’il fallait juste repeindre.

Lorsque la pluie se met à tomber en ce mois de décembre sur les Corbières, le seau se remplit assez vite jusqu’au bord. Il va falloir trouver d’où ça vient, et vite.

La charmante Mrs White avait eu une chance folle… Les tâches avaient séché durant l’été très sec. Quand les orages avaient éclaté mi octobre dans l’Aude, on avait déjà signé le compromis, et on était repartis sans rien savoir de cette fuite qui allait nous prendre la tête pendant des semaines, jusqu’à ce qu’on finisse par trouver le responsable : un tout petit trou dans les joints du carrelage de la terrasse du dessus…

Zab

J’étais arrivée à l’audience l’angoisse chevillée au ventre.
Cette lamentable histoire n’en finissait pas et me sapait le moral. J’étais usée par les difficultés liées à l’absence de Zab au restau pendant presque un an.

Les souvenirs des jours qui avaient précédé mes ennuis affluaient tandis que je gagnais mon siège. Je ne l'avais pas vue en arrivant mais le souvenir de son regard haineux lorsqu'elle était arrivée accompagnée de son conseil à la première audience était gravé dans mon esprit.

Elle était déjà en poste quand j’avais racheté l’affaire, et n’avait sans doute pas imaginé que je changerais radicalement la déco et ferais évoluer les prestations de ce petit restau de village où elle était la seule maîtresse à bord avant mon arrivée. Nous bossions ensemble depuis presque deux ans lorsque le conflit éclata. Nous étions devenues amies et nous avions convenu que je lui offrirais des vacances pendant la durée des travaux de rénovation. Elle n’était pas passée voir le chantier et cela m'avait un peu étonnée.
Quelques jours avant la réouverture, je l'appelai et lui demandai de venir voir la salle de restaurant transformée, et je compris qu'elle ne lui plaisait pas.

Il me fallait admettre que j’avais complètement merdé avec elle. 
Je ne mesurais que trop clairement à présent les conséquences d’un entretien où j’avais du mettre les choses à plat et tenté d’obtenir d’elle qu’elle accepte le changement de cap que j’avais choisi pour mon entreprise. Son silence pendant l'entretien avait été glacial, sa réticence à accepter mes décisions s’était transformée en une colère rentrée et j’avais naïvement pensé qu’elle finirait pas mesurer les effets positifs de mes choix. Je me trompais lourdement.

Elle s'était légèrement blessée pendant un service quelques jours après cette conversation et avait immédiatement fait valoir un accident du travail.
Et elle m’avait plantée en pleine saison d’été.
Après neuf mois d’arrêts maladie successifs, j’avais du me résoudre à la licencier sur les recommandations du médecin du travail.
Elle m’avait attaquée en justice pour harcèlement moral immédiatement après son licenciement et avait inventé une histoire affreuse où j’étais dépeinte comme une bonne à rien doublée d’une psychopathe martyrisant son personnel.

Son avocat n’avait pas convaincu les juges en première instance, et j'allais devoir l'écouter me salir une seconde fois pour tenter d’obtenir le dédommagement conséquent que sa cliente demandait toujours en procédure d’appel.

Le hasard fit assez bien les choses. Cet avocat à la réputation un peu sulfureuse s’était battu la veille de l’audience avec un client mécontent. Il avait le nez cassé et n’était pas en état de plaider. Ce fut une jeune avocate de son cabinet qui récupéra le dossier à la dernière minute et en l’absence de preuves de ce qu’elle tentait de faire admettre aux juges des prud’hommes, elle bredouilla et planta sa plaidoirie dans une confusion totale, rougissante et paniquée devant son dossier constitué uniquement d'allégations mensongères.

Je ressortis du tribunal sans être capable de me réjouir de cette seconde victoire.

Je revendis mon affaire quelques mois plus tard, épuisée psychologiquement par cette douloureuse histoire, traumatisée par les accusations de celle que j'avais fait l'erreur de considérer comme une amie. 


Les poursuites s’arrêtèrent avec mon départ. 


Mais Zab avait gagné.

21 novembre 2019

Paziols, novembre 2019

J’habite un pays de collines émouvantes que la garrigue couvre d’un manteau vert foncé.  De mon village perché sur l’une d’entre elles, je peux voir le château d’Aguilar qui veille sur la plaine.
Lorsque je me balade au milieu des vignes à vélo, je contourne souvent un joli monticule aux pentes douces et odorantes. Les petits chênes kermès,  les pistachiers, les buissons de cade et de ciste cotonneux poussent sur ses flancs, y côtoyant les touffes de thym et de romarin.
Sur les hauteurs de mon bel îlot touffu, les cimes de quelques longs cyprès ondulent sous le vent qui les agite à peine dans la chaleur plombante des étés radieux des magnifiques Corbières.

Ma maison

Revenir ici me fait un peu le même effet que si j'entrais dans une vieille maison fermée depuis des années.
C'est comme si mes pas résonnaient dans le silence d'une maison froide et vide.
Cette maison est la mienne.
J'ai envie tout à coup de redonner vie à ma maison endormie.
J'ai envie de retirer les housses des meubles et d'ouvrir les fenêtres.
Des amis y sont passés, et y ont tous laissé une trace, un mot, un bouquin, un film, une chanson, des rires, des colères.
Relire les posts que j'ai écrits et publiés ici pendant des années me fait du bien.
Les libellés de mes posts me ramènent à des gens que j'ai aimés, à des textes que j'ai aimé lire ou écrire.
Nous avons tous été aspirés par la facilité qu'offrent Twitter ou Facebook où on consomme l'info à la va vite, où on commente parfois, mais la créativité débordante de nos blogs a disparu et nos échanges se réduisent parfois à un emoticone j'aime, je ris, je suis triste ou en colère...
De nombreux blogs amis sont aussi restées sans vie depuis des années.
Mais pas tous.
Non. Pas tous.
Certains sont encore là et n'ont pas abandonné leur navire.
Et c'est bon de les retrouver.
Spéciale dédicace à Rainette.
Sans hastag.
Putain ça fait du bien.
Combien de temps resterai-je ?
Je ne le sais pas.
Peut-être y resterai je seule un bon moment avant que les rares personnes qui passent encore par là voient la lumière et viennent frapper à la porte.
Qu'importe.

10 mars 2018

Bonheurs

Le premier regard par la fenêtre au matin
Le vieux livre retrouvé
Des visages enthousiastes
De la neige, le retour des saisons
Le journal
Le chien
La dialectique
Prendre une douche, nager
De la musique ancienne
Des chaussures confortables
Comprendre
De la musique nouvelle
Ecrire, planter
Voyager
Chanter
Etre amical.


Bertolt Brecht – Bonheurs (Vergnügungen, 1954)

31 janvier 2018

Mon premier bol

Il aura fallu que j'attende toutes ces années pour découvrir l'art de la Céramique et entrer (un peu) dans un monde à part. Abandonnant l'image de la poterie que je considérais jusqu'à présent comme un loisir un peu baba cool, j'apprends la réalité du magnifique et difficile métier de potier. Et je découvre des artistes dont le talent me sidère. Tout un univers riche de formes, de couleurs, et riche surtout de la maîtrise de cette matière si vivante qu'est l'argile.
J'apprends : à préparer ma terre, à laisser mes sensations me guider pour qu'elle réagisse au tournage sous la pression de mes mains.
C'est difficile, c'est passionnant.
Mon premier bol est sorti du tour il y a deux jours, après des semaines d'apprentissage.
Un bol, seulement un petit bol en grès que j'ai de 19cm de diamètre et de 9cm de hauteur, que tourné et tournassé, que je vais laisser sécher, puis que je décorerai et cuirai. Une explosion de joie presque enfantine au fond du cœur, je continue mon chemin. 
 

Manifeste

On m'a dit : "Fais des chansons comme-ci" On m'a dit : "Fais des chansons comme-ça" Mais que surtout ça ne pa...