09 janvier 2011

Goût amer


Ils arrivent invariablement à la fin du service. A l’heure où, fatigués, nous ne rêvons plus que de finir enfin d’essuyer les piles de vaisselle, de ranger tout le matériel utilisé pendant le service. A l’heure où la dureté de ce métier que nous adorons faire nous apparaît dans toute sa réalité. L’heure où l’on est un peu agacé de ne pouvoir fumer une cigarette sans être contraint à la jeter après quelques bouffées pour retourner en cuisine ou en salle.
Ils sont souvent déjà ivres. Ils se pointent, un sourire faussement niais aux lèvres. Sachant très bien que le patron ne refusera pas de les servir, parce que son établissement est le seul du village qui accepte encore les clients passés quatorze heures trente. Habituellement, je finis mon travail au moment où ils arrivent, abandonnant mes collègues à leur rage de voir s’installer ceux qui vont, comme à chacun de leurs passages, faire traîner leur journée de travail. Mais ce vendredi, je suis remplaçante d'un de mes patrons, parti se reposer quelques jours. Il m’a confié la salle et je suis bien obligée de m’occuper de ces clients dont je n’apprécie pas vraiment l’intrusion titubante et vaguement irrespectueuse à ces heures inhabituelles.
Il est pas loin de quinze heures. Nous avons presque fini. Je vois rentrer celui qui, en général, même la danse. Ce type est le genre de mec qui me donne des boutons. Le regard pas franc, le sourire faux-cul, les paroles doucereuses des hommes qui te racontent des salades à longueur de journée. Je ne l’aime pas. Je le vois souvent, vu qu’il a fait tourner en bourrique récemment notre plongeuse en lui faisant miroiter une belle histoire qui s’est terminée dans les larmes et la colère. Je fais mon boulot en essayant de rester souriante. Il m’offre un verre. Je décline ; il insiste en disant que c’est pour la nouvelle année. Mon boss, en cuisine me fait signe de laisser faire. Je laisse faire. Je me retrouve devant une coupe de champagne que je ne boirai pas, mais que je finis par accepter. Oui, oui, bonne année ! Bon. Je renvoie en cuisine notre petite stagiaire pour lui éviter d'entendre les vannes idiotes et salaces dont lui et sa bande ont le secret.
Arrivent trois autres, tout aussi secoués par la tempête Ricard. Je leur sers une tournée, sous l’œil vaguement réprobateur de notre nouvelle plongeuse, qui elle, ne se laisse pas conter fleurette par ces arsouilles de village. J’essaie d’accélérer le mouvement en les incitant à passer à table, rien n’y fait. Ils veulent boire, et racontent la même histoire que celle entendue la semaine passée à la même heure. Ils tournent en boucle, j’ai l’impression. Si quelqu’un pouvait les mettre sur off, ça m‘arrangerait, je pourrais enfin rentrer chez moi. Je ne les écoute plus vraiment,  profitant de cet interminable apéro pour frotter consciencieusement la machine à café qui brille de l’intérêt que je lui porte, mon chiffon à la main, pour ne pas avoir à tenir le crachoir à ces individus dont les propos commencent à dévier pour enfin parvenir à me faire tendre l’oreille. J’entends soudain un mot qui me fait presque bondir. Mais oui, ce type a bien dit que sa fille est maquée à un gris ! Je n’ose comprendre. Mais si, j’ai bien compris. S’en suit un effarant discours sur sa haine des gris, des nègres et autres étrangers, ces sous-merdes qui viennent faire chier les provencaux dans leur belle Provence. Ce type affirme haut et fort : "Moi, je suis raciste et fier de l’être mon pote!" Mes jambes ne me portent presque plus. Je sais qu’il a déjà vu mes enfants et leur père. Il n’a pas pu ne pas remarquer la couleur de leur peau. J’ai mal tout à coup. Aussi mal que lorsque mes enfants rentrent de l’école en me disant qu’encore aujourd’hui, on les a traités de face de singe. Je sens ma colère qui monte. Je me précipite dans la cuisine pour dire au chef que je vais m’en aller de suite sans les servir. Je lui raconte ce que j‘ai entendu et lui explique que si j’étais chez moi, j’aurais déjà sorti ce type de mon établissement. Je ne peux pas me permettre de le faire, mais qu’on ne compte pas sur moi pour apporter son assiette à ce répugnant personnage. Remplacement ou pas, il se démerde avec ce client sinon, je sens qu'on va en venir aux mains !J’en ai trop entendu. Je plante là ma machine à café, j’enfile mon manteau et je sors du restaurant, oppressée, étouffant encore de ces sanglots que j'ai gardés pour moi, mes mains tremblantes de ces claques que j’aurais voulu pouvoir envoyer sur sa face de gros dégueulasse et dans la bouche le goût amer de ma lâcheté.

5 commentaires:

manouche a dit…

On leur botte le cul gaillardement pour toi!

Zoë Lucider a dit…

Il n'y a pas pire sentiment que celui d'avoir dû se taire face à des enfoirés de la sorte. De tout coeur!

Yvan a dit…

Bosser dans les services hein je connais
puisque j'y suis.C'est une sacrée
chance de pouvoir en sortir.
Ces temps-ci je relativise face à Haïti.

Amitiés.

anne des ocreries a dit…

Et dire qu'on ne peut même pas leur casser la gueule !!!!
Des gens pareils, ça me débècte. De tout coeur avec toi. Ils sont BEAUX tes gosses ! Je leur souhaite un accident de chasse à ces blaireaux ! (chuis sûre que ça flingue, ces cons-là !) ou de choper la chtouille !

solveig a dit…

Tu as bien fait ... c'était de la légitime défense !
On n'est pas sortis de l'auberge avec cette catégorie d'individus, que certains partis politiques caressent dans le sens du poil ...

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