27 octobre 2010

Momo


Je vois Momo tous les jours. Le petit snack où je suis serveuse à mi-temps est son repaire du déjeuner. L'assistante sociale a beau la seriner avec ses recommandations d’économies,  rien n’y fait. Momo mange là tous les midis, c’est un peu sa maison et les patrons du snack sa famille.
- Elle se rend pas compte que c’est tout ce qui me reste comme plaisir dans la vie, c'te conne ! De toute façon, que je mange ici ou chez moi, à la fin du mois j'suis raide, alors hein qu'est-ce que ça change ? 
Sa voix rauque est rongée par les clopes qu’elle allume l’une derrière l’autre. Momo ne marche plus depuis douze ans. Un accident vasculaire cérébral qui l’a laissée hémiplégique. Elle s’emmerde sévère et zigzague dans sa momomobile à longueur de ses journées de solitude. Elle connaît tout le monde dans le village, certains la saluent, d'autres la klaxonnent quand elle roule au milieu de la rue rien que pour le plaisir de les faire ralentir !
- Eh, écrase-moi, tant qu' t'y es ! braille-t-elle invariablement aux voitures qui frôlent son fauteuil électrique.
Ca fait une bonne semaine que je suis en vacances, pour cause de travaux d’agrandissement qui n’en finissent pas. Ce matin, j’étais juste passée voir la tournure de la chose. Pas encore assez avancé pour que je retrousse mes manches ! Momo est venue aussi, voir le chantier de sa cantine. Je l’invite à boire un café en face. On ne se connait pas bien. Juste le temps des services, je la bichonne, et je la vanne pour la faire rigoler. Elle aime bien rigoler Momo. C’est pas le genre de femme qui supporte qu’on la plaigne. Elle fait aller, comme elle dit. 
Sirotant son petit noir, elle me raconte son boulot de monteuse pour une boite parisienne qui fabriquait les films publicitaires pour le cinoche. Et quand elle était caissière au PMU à Montmartre. Elle parle de son deuxième mari, qui a perdu tout leur argent dans d'invraisemblables magouilles. Et qui l’a quittée ensuite pour filer avec une jeunesse.
- Ah ! t’as eu deux maris toi aussi !
- Ouais. Mais moi, j’ai été vendue au premier par ma mère pour payer une dette. J’avais seize ans. Il va bientôt claquer, et tant mieux pour ma fille qui touchera le pactole, vu qu’il est plein aux as !
- Vendue ? Et il avait quel âge ce type ?
- Oh ! juste trente ans de plus que moi ! Le salaud !
- …
- Et c'est avec lui t’as eu ta fille ?
- C’est pas lui le père. On était mariés quand elle est née, alors elle porte son nom. Il a jamais fait d’enfant, lui, bien trop con !
Elle est intarissable Momo. Elle évoque son dernier compagnon, celui qui l‘a accompagnée dans sa maladie. La moitié mobile de son visage esquisse un tendre sourire. Sa voix s’adoucit tout à coup. 
- Il est mort y a quatre ans. Et maintenant j'suis seule. 
Avec juste une pension et sa petite retraite, elle galère. Sa fille habite Paris et ne s’occupe plus trop de sa mère handicapée et vieillissante. Une visite pendant l'été et encore. Je l'écoute raconter en se marrant sa solitude, son ras-le-bol parfois d’être bloquée dans ce trou, sans un rond en poche. L’électricité pas payée. Elle se débrouille comme elle peut. Elle a vendu ses derniers bijoux aujourd’hui. Un rachat d’or au poids.
- Le gars est venu les prendre, et il doit me dire aujourd’hui combien ça vaut. J’espère qu'y aura assez pour payer l’Edf.
- T’as filé tes bijoux à un mec que tu connais pas, comme ça ? T'es sûre que c’est pas une arnaque ?
- Mais non ! j’ai vu la pub à la télé.
- La pub à la télé ?
- Ben oui.
- ...
- Mais le prix de l'or au poids, il te l'a dit ?
- Ben non y savait pas, fallait qu'y voie ça.
- Et tes bijoux, tu sais combien ils pèsent ?
- Ben non, j'ai pas pensé à les peser, Ah, j'suis trop con !
- T'es pas vraiment méfiante, en tout cas.
- Bah! j'verrai bien. 
Tout à coup son accent parigot revient tandis qu’elle évoque à nouveau sa jeunesse à Paris. Paris, son rêve d'escapade. Elle veut y aller à Noël. C’est pour se payer le billet qu’elle a vendu ses bagues, et surtout sa pièce d’or à l’effigie du Général de Gaulle ! 
- Pasque que moi, le Général, c'était mon idole ! 
Elle espère que sa fille ne trouvera pas un prétexte pour ne pas la recevoir comme l'année dernière.
Au moment de la quitter,en me penchant pour l’embrasser, je suis happée par ses yeux bleus aux reflets dorés. Elle passe sa main dans ses cheveux blancs coupés au carré. Son  immobilité l'a empâtée, mais son visage est resté d’une saisissante beauté.


5 commentaires:

Éléonore a dit…

touchante histoire des ravages de la solitude.

Mon père serait mort dans la solitude, n'eut été de ses soeurs, parce que les enfants ne peuvent pas toujours porter le fardeau des parents sur leurs épaules (surtout quand les parents non pas su porter les fardeaux des enfants...)

Je voudrais écrire une belle fin à cette histoire, mais je ne sais pas, je crois que la solitude a toujours existé, mais que cela va s'aggraver :(

anne des ocreries a dit…

sacrée Momo ! bourrée de cran....tu racontes vraiment très bien, j'ai adoré ce portrait ; toute cette tendresse en demi-teinte, cette émotion à fleur de mots.....continue !

Hala M* a dit…

Ahhh !!!! Momo…
Je ne m’en lasse pas. J’ai lu ton texte tellement de fois, et le sourire qui se dessine sur mon visage ne s’estompe pas. J’ai aimé les phrases et les émotions qui s’en dégagent. Je découvre ton blog petit à petit, et j’admire une plume merveilleuse.

Sébastien Haton a dit…

Comme à chaque fois que tu relates et que tu chroniques, ton texte est d'une "saisissante beauté".
Et l'émotion est là, brute.
Bises,
sébastien

piedssurterre a dit…

Mais, mais, comment ai-je pu rater ces commentaires qui me vont direct au coeur !
Merci !

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