10 juin 2010

Drôle de job

Un jour sans doute dans un passé pas si lointain, ils ont été une famille. Six enfants tous adultes à présent. Le père est mort en 2005, la mère il y a quelques mois. Elle avait 80 ans. Elle vivait dans cette petite maison de village. Rien n’a bougé depuis qu’elle est morte, ou presque. Je l’imagine sans peine lorsque, la parcourant, sa présence de vieille femme se matérialise devant le peu de confort qu’offre la maison. Je me demande comment elle faisait pour monter et descendre les escaliers si étroits que j’emprunte plusieurs fois en faisant attention à ne pas me cogner la tête. Cette maison est triste comme les rapports qui lient à présents les membres de cette famille. Le moment est venu pour eux de se partager le maigre patrimoine laissé par un père et une mère besogneux. Il reste deux ou trois choses, un verger quelque part dans la campagne, et puis cette bâtisse, coincée entre deux autres, dont les murs épais garantissent une fraîcheur que la visite tendue de cet après-midi contribue largement à entretenir. Je ne suis pas la bienvenue. Je suis ici par le choix de quelques uns mais les autres ne sont pas favorables à mon intervention et me le font sentir. Un notaire peu scrupuleux sans doute leur a annoncé un prix qui n’a fait que charger d’un peu plus de convoitise le poids de leurs fâcheries de frères et sœurs. Ils ne se parlent pas. Seuls trois d’entre eux sont conscients des difficultés que nous rencontrerons pour vendre cette maison. Je ne sais même pas si un acheteur proposera quoi que ce soit.

- Jean-Claude ne signera pas, il me l’a dit.
- …
- Jean-Claude est un crétin, t‘as qu’à lui dire que si y signe pas, y va avoir affaire à moi.

- S’il manque des signatures, on ne peut pas la mettre en vente.

- Comment ça pas mettre en vente ?
- Eh bien, je ne peux pas mettre en vente sans l’accord de tous les héritiers. Il faut que tout le monde signe, sinon je ne peux rien faire.

- …

- Les autres veulent pas vendre à ce prix là, c’est pas assez cher !

- Avez vous eu des propositions ?

- Non des gens sont venus visiter mais personne veut l’acheter.

- …

- C’est  la maison de ma mère, je vais pas la donner quand même !

- Il n’est pas question de la donner, mais il faut quand même avoir le sens des réalités, il y a pas mal de  travaux, donc il faut baisser le prix ou faire les travaux et la vendre après.

- Personne ne dépensera un centime pour des travaux, ça non !

- ….

Une heure plus tard, je suis toujours là, il ne me manque plus qu’une signature. J’ai  assisté impuissante à leurs engueulades. L’une d’entre eux est allée faire signer le mandat par son frère habitant à deux pas mais fâché avec le reste de la famille. Il n’a pas voulu se déplacer. Je vois déjà d’ici la scène chez le notaire si je parviens à trouver un acheteur. Des affaires comme celle là, je ne devrais pas les prendre. Je suis déjà épuisée de me trouver mêlée à leur passé chargé de haine et de rancœur.
Je contemple le visage plein de douceur de la seule des enfants que je connaisse. Notre connivence est  silencieuse. Elle me sourit. Je l’ai souvent reçue dans mon restaurant. Elle y venait avec son mari et son fils. De temps en temps ils arrivaient avec l’argent économisé et s’offraient leur repas de gala, le meilleur vin, de bons alcools. Je les installais à notre plus belle table et leur petite fête se prolongeait bien après le départ des autres clients. Ils repartaient grisés et heureux après avoir claqué joyeusement cet argent qu’ils avaient peiné à gagner. Aujourd’hui, la douce petite femme se retrouve coincée au milieu des appétits féroces des uns et des autres, discrète et  soumise à leur volonté. Elle s’en fout, me dit-elle, de cet argent. En m’éloignant des visages aigris de ses frères et soeurs, je lui dis discrètement que je l’approuve. Nous franchissons ensemble la porte de la maison que je referme. Je suis désormais gardienne des clés, par le miracle d’une décision collective enfin obtenue. Il ne me reste plus qu’à trouver quelqu’un qui voudra faire revivre cette petite bicoque. Je sais qu’ici tout se vend, mais cette mission a un goût amer, et je ne suis pas très pressée de me retrouver à nouveau en face de cette tribu déchirée.
J’ai rien trouvé d’autre pour tenter de gagner ma vie pour le moment. Mais parfois, je me dis que vraiment, non vraiment, je ne suis pas faite pour ce boulot.

5 commentaires:

gaétan a dit…

Ouais les héritages... :-(
J'ai lu quelques pages de ton document. Trop fort pour ma tite tête. :-)J'y reviendrai peut-être un jour si je ressens le besoin dans savoir plus sur le bonhomme.
Bonne journée.

piedssurterre a dit…

Gaétan, je te rassure, je l'ai lu par petits morceaux aussi :-)

anne des ocreries a dit…

J'adore tes petites tranches de vie, Framboise, elles palpitent. Un joli billet doux-amer....
Pas simple, ces querelles de tribu, faut nager dans le saumâtre, discrètos....pas simple !

manouche a dit…

Oui amer mais pas très doux,le style discret de la nouvelle colle bien à une réalité tellement courante et pour autant dramatique.

Sébastien Haton a dit…

Ton histoire ne me fait pas plaisir... A part notre maison et celles de nos deux voisins, tout notre hameau appartient en indivision à 5 frères et sœurs qui se détestent.
Ils possèdent deux maisons, un corps de ferme, une immense grange et... un château du XVIè siècle. Le tout tombe en ruines car ils ne sont jamais tous d'accord en même temps pour en vendre un morceau. Bientôt cela ne sera plus qu'un champ de tas de pierres inhabitables.
Merde, ta mission est pourrie mais on aurait besoin de gens comme toi pour réveiller ce hameau maudit (où il fait malgré tout si bon vivre ;-)))
Bises
Sébastien

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