23 avril 2010

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Quand il a annoncé qu’on quittait la ferme, la famille s’est installée dans la nouvelle maison, infâme cube hyper confortable où j’ai entamé une adolescence ahurie. Il est parti bosser avec sa sacoche marron et ses costumes mal coupés. Il n’a rien dit de plus que ce qu’il devait dire. Il est parti chaque lundi matin, laissant derrière lui une femme déboussolée s’occupant tant bien que mal des deux petits derniers, et trois grandes donzelles ravies de pouvoir satisfaire désormais les besoins de leur féminité naissante. Et moi. Accrochée à mes virées dans mon ancien territoire. Je ne le voyais plus que le week-end. Il rentrait avec son sac de linge sale. Il parlait à peine de ses journées passées dans son petit bureau sombre et de ses nuits dans cette chambre sordide du vieux quartier mal famé aux loyers bon marché. Je grandissais sans rien dire. Sans père ou presque. Ce père s'était évaporé dans un monde que je détestais et qui faisait rêver mes soeurs. Il rentrait de la grande ville pour se faire aussitôt happer par sa femme crevant de solitude. La maison se remplissait  de meubles et d’objets convoités du temps des vaches maigres et des Noëls sans cadeaux.  « Vous avez tout pour être heureuses » disait-il quand, épuisé par les plaintes et les prises de bec dominicales, il finissait immanquablement par crier son envie de repartir presque soulagé vers ce qu’il appelait encore quelques années plus tôt sa reconversion. Il rapportait l’argent. Pour le bien de tous. Les grandes s’acheminaient tranquillement vers la rencontre de leurs maris. Ma mère se gavait de pilules, ne sortant de sa coquille que pour de brefs échanges lors des quelques repas pris en commun. Je lui volais de quoi acheter mes clopes et boire mes premières bières. L’année de mes seize ans, j'avais obtenu la permission de  partir seule en vacances. Une vadrouille d'adolescentes, une alternance de plages de liberté et de haltes nourrissantes chez les amis disséminés sur un parcours sous surveillance parentale. Le temps de rire le nez au vent le long des deux cents kilomètres parcourus à mobylette en duo avec ma seule amie. Buvant plus que mangeant l'argent du voyage, et fantasmant un peu ivres sur de futures échappées.
Ce fut une première biffure de mon avenir déjà tracé. Mon père avait tout arrangé avec son pote patron de la supérette du coin où mes trois aînées étaient caissières. Il avait cédé pour le bac, mais après, finies les rêvasseries d'études et de voyages. Mon boulot m’attendait, bien au chaud. Et ça, il n'en était pas question. Je ne voulais pas de cet avenir là. 

5 commentaires:

manouche a dit…

"l'adolescence ahurie" colle à la peau de beaucoup d'entre nous...

piedssurterre a dit…

Ouais. Adolescent on est ahuri et adulte on devient abruti. Monde cruel :0)

Sébastien Haton a dit…

Je ne sais pas si c'est vrai, mais ça sent fort le vécu.

anne des ocreries a dit…

ça fait frémir ! Moi non plus, je n'en n'aurais pas voulu. Moi, c'était à l'usine de mon père, à côté de mon frère, qu'on avait ma place au chaud, ou chez les patronnes de ma mère, balai en main...plutôt crever ! Alors c'est ce que j'ai essayé de faire...et je me suis ratée, bien sûr. Et j'ai fait n'importe quoi, sauf "ça".
J'aime comme tu écris.

Sébastien Haton a dit…

Tu sais, avec un tel vécu, tu n'as pas besoin d'imagination. La réalité dépasse la fiction, chez toi ;)
N'empêche, tu la transcris formidablement bien, ta réalité.
Bon dimanche.

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