Mon visage de fillette sourit sur la photo. Assises autour de la table, mes sœurs offrent leurs fossettes et leurs yeux à l’objectif qui a capté cette scène il y a longtemps. Je revois la grande table recouverte d’une toile cirée entaillée par endroits par l’opinel de mon père. Je peux presque entendre le tintement des verres dans lesquels les journaliers buvaient le vin bon marché. Je me souviens de ces hommes coupant le pain dense et doré et, le tartinant, faisant perler les gouttelettes salées du beurre fabriqué dans la baratte de l’arrière-cuisine. Mon souvenir de ces temps révolus est peuplé de sensations et d’émotions, de visions fugaces, d’odeurs et de sons, bribes disparates que me restitue ma mémoire d’une enfance silencieuse. Comme si j’avais vécu près de tous ces gens qui partageaient mon quotidien sans entrer vraiment en contact avec eux. Enfant, je ne tenais pas en place. Je passais mes journées à arpenter mon territoire, de la grange au grenier, du grenier à l’étable. Je m’inventais un monde, presque heureuse de ma solitude de petite dernière, loin des préoccupations de mes sœurs plus âgées. Pendant qu’elles rêvaient de ville et de garçons, je m'imprégnais pour toujours de l'odeur du fourrage, de la tiédeur du lait mousseux à peine tiré du pis des vaches, de la chaleur des poussins à peine éclos. Je courais nu pieds sans surveillance aucune, le long des sentiers balisés de la propriété familiale. Je ne m’aventurais jamais au-delà. De talus en ruisseau, j’arpentais sans relâche les champs et les bosquets dont je connaissais chaque recoin. Mes parents partaient tôt le matin dans les champs. Je ne les revoyais pratiquement qu’à la nuit tombée. Jeanne, notre Nounou, ne savait rien me refuser. Elle relayait dans les travaux ménagers ma mère partie aux champs. Dès le matin, mon bol de chocolat à peine avalé, je m’enfuyais vers ma cabane dans le grand chêne. Elle me regardait partir, rentrait dans la maison et ne se souciait plus de moi de toute la journée. Orpheline placée à quinze ans chez mes grand-parents comme bonne à tout faire, elle connaissait la ferme et ses dépendances dans les moindres recoins. Elle savait toujours où venir me chercher quand mes parents s’impatientaient de ne pas me voir rentrer.
Les corps s’animent au-delà de l’image. Le flux de ma mémoire me restitue des scènes qui m’atteignent comme une avalanche visuelle. Lorsqu’ils me reviennent, mes souvenirs d’enfance sont une succession de flashs sans paroles ; mon père conduisant son cheval dans ce champ en pente douce, plongeant vers la mer dont je peux dire qu’elle miroitait toujours du reflet scintillant des naissains d’huitres dans les parcs ; le figuier géant juste à l’entrée de ce champ et la silhouette des vieilles demoiselles qui le louaient à mon père.
Je revois un jardin et des rangées de petits pois que j’aimais manger crus. Mon pouce les faisait glisser de leur cosse à ma bouche et ils craquaient légèrement sous mes dents, sucrés et fermes. Mon grand-père n’était jamais loin, affairé au jardin, son éternelle chemise longue de paysan débordant de son pantalon à fines rayures. Il se contentait d’un haussement d’épaules en voyant les ravages causés par ma cueillette sauvage dans son potager. Il s’en retournait dans la sombre maison basse, où des odeurs de choux et de sueur se mêlaient dans l’unique pièce où mangeaient et dormaient mes grands parents. La paille chaude et humide au fond du lit clos de bois lourdement ouvragé me dégoûtait un peu. Je les imaginais s’y glissant chaque soir sous leur édredon de plume et je m’enfuyais pour ne pas les embrasser, vaguement écoeurée par l’odeur aigrelette de leurs corps vieillissants.
Je revois l’épaisse silhouette de ma grand-mère sans pour autant parvenir à me souvenir ni de ses traits, ni de sa voix. Je n’ai pas oublié sa robe en coton noir parsemé de minuscules fleurs blanches, ni le tablier sur lequel elle essuyait ses mains en les plaquant sur ses hanches, ni l’étroit corridor où elle préparait les repas familiaux qui m’étaient un supplice. Je leur préférais mes cueillettes de fruits ou les quignons de pain chipés à la cuisine et surtout les merveilleuses patates vertes destinées aux cochons que ma mère faisait cuire au fond d’un appentis. Elle jetait sans les laver celles qu’on ne pouvait ni consommer ni vendre dans une vieille lessiveuse et les laissait cuire pendant des heures, baignant dans une odorante eau herbeuse. Malgré les regards désapprobateurs de Jeanne, je ne pouvais m’empêcher de plonger mes doigts dans la marmite et je me cachais pour dévorer ces pommes de terre brûlantes, dans la chaleur de l’étable, vaguement coupable, et incapable de résister à leur saveur interdite.