04 mai 2020

Manifeste


On m'a dit : "Fais des chansons comme-ci"
On m'a dit : "Fais des chansons comme-ça"
Mais que surtout ça ne parle jamais
De choses vraies tellement vulgaires.

Comprenez-vous, entre nous cher ami,
La réalité, faut un peu l'arranger
La réalité, vous savez comme c'est
Bien souvent dégueulasse.
Bon dans une chanson, faut faire des ronds
Il faut créer des images-illusions
Pour faire avaler à nous pauvres couillons
Notre ennui quotidien.
Viens mon amour, ma joie
Sur la colline aux senteurs orientales
On va sûrement rencontrer Jesus Christ
Dans un caleçon à fleurs de Monoprix.
Il aura sa plus belle auréole
En plastique à dentelle mécanique
Rien de changé sur notre quotidien
Sur toutes les choses qui font que l'on est
Bien manipulé, bien conditionné
Par une bande de requins.
Rien de changé depuis la Communale
Où pendant des années on bourre le crâne
Aux enfants à grands coups de programmes
Pour qu'ils soient bien dressés.
Rien de changé dans les usines
La gueule des mecs de l'équipe de nuit
Qui vont dormir quand le soleil se lève
Exténués, abrutis.
Les petites fleurs, les petits oiseaux
Les petites filles, le français moyen
Les grosses bagnoles et les belles motos
Pour superviriliser nos minets.
Belle fille heureuse dans son corps
Grâce au tampon Igiénix qui ne fuit pas.
Rien de changé depuis l'Algérie
Sinon que maintenant il est permis
D'en parler et de gagner des sous
Avec des milliers de cadavres.
Rien de changé depuis un tabassage
A la matraque un 14 juillet
Pour avoir osé chanter et danser
Quand c'était interdit.
Rien de changé depuis qu'un jour j'ai pissé
Sur ma télé tellement c'était chouette
Et bien sûr toute l'électricité
M'est passée dans la quéquette.
Bonsoir téléspectateurs
Ce soir sur la deuxième chaîne couleur
Dans notre série «Que la vie est belle !»
Notre grande enquête sur les mirabelles
Et puis avant d'aller au dodo
Championnat du monde de rotoplots.
Rien de changé pour la fille de treize ans
Avec ses petits seins et son visage d'enfant
Qui accouche terrorisée
Dans les chiottes du lycée.
Comme dirait un copain à moi
Un peu fou, même complètement fou
Qu'est-ce qu'on attend pour tout arrêter,
Tout casser et recommencer ?
Alors moi vous comprenez,
Les violons, la guimauve, les flonflons
Je trouve ça tellement anachronique
Que ça me donne la colique.
Je sais bien qu'une chanson
C'est pas tout à fait la révolution
Mais dire les choses c'est déjà mieux que rien
Et si chacun faisait la sienne dans son coin ?
Comme on a les mêmes choses sur le coeur
Un jour on pourrait chanter en coeur... {x4}
Francois Béranger. 1974

Cascando (1936) - Samuel Beckett



Pourquoi pas simplement les désespérés
d’avoir parfois
répandu un flot de mots

ne vaut-il pas mieux avorter que d’être stérile
les heures qui suivent ton départ sont à tel point de plomb
elles commenceront toujours trop tôt à traîner
les grappins ratissant aveuglément le lit du manque
ramenant à la surface les os les vieilles amours
orbites qu’habitaient jadis des yeux semblables aux tiens
tout toujours vaut-il mieux trop tôt que jamais
la boue noire du manque éclaboussant leurs visages
disant encore
jamais neuf jours n’ont rejeté l’être aimé à flot perdu
ni neuf mois
ni neuf vies



disant encore
si ce n’est toi qui m’enseignes je n’apprendrai pas
disant encore il y a une dernière fois
de toutes les dernières fois
dernières fois que l’on supplie
dernières fois que l’on aime
que l’on sait qu’on ne sait faisant semblant
une toute dernière des dernières fois que l’on dit
si ce n’est toi qui m’aimes je ne serai pas aimé
si ce n’est toi que j’aime je n’aimerai pas

le barattage des mots rances dans le coeur encore
amour amour amour bruit sourd du vieux pilon
broyant les inaltérables
grumeaux de mots

terrifié encore
de ne pas aimer
d’aimer mais pas toi
d’être aimé mais pas de toi
de savoir qu’on ne sait faisant semblant
semblant

moi et tous les autres qui t’aimeront
s’ils t’aiment



à moins qu’ils ne t’aiment
***
Samuel Beckett (1906-1989)

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