Jeannot a le dos rond des vieux qui n’ont plus d’âge. Il
arrive toujours en plein service et se plante au milieu de la terrasse comble,
comme un enfant perdu, en cherchant un
regard. Lorsque nous l’accueillons par un «
Salut Jeannot ! » il répond immanquablement par un « Salut Coco ! »
qui s’adresse aussi bien aux serveuses qu’au patron. Son chapeau à la main, il
s’assied et commande : « une crème brulée pas brûlée et un verre de
rouge ». Il pose son chapeau, et ses petits yeux chassieux nous suivent
entre les tables. Quand, parfois, le regard un peu flou, il quitte sa réserve
et bredouille : « Vous êtes la plus jolie fleur du jardin », à
celle qui lui apporte son verre et sa crème, c’est qu’il a un peu bu. Certains jours, il boit jusqu’à ce que ses mains n’agrippent plus son
verre. Il se tâche et marmonne, et les autres le fuient, mal à l’aise et
honteux, détournant le regard de cet homme avachi, perdu dans ses pensées,
cherchant dans sa mémoire les souvenirs heureux que personne n’écoute. Au
moment de payer, serré dans son pull bleu tricoté à la main, il fouille et cherche au fond de son
porte-monnaie toujours vide cet argent qu'il n'a plus.
Mais, lorsque le matin, je le croise, encore sobre, ses yeux brillent et pétillent. Quand de sa vieille main il attrape la mienne et
me salue d’un « Bonjour Madame » en portant à ses lèvres humides ma
main qu’il baise cérémonieusement, je m’attendris de ce soin qu’il met chaque
matin à sortir de chez lui habillé comme un prince, pantalon impeccablement repassé plissant
sur ses chaussures toujours cirées, parfumé et coiffé. Soulevant son chapeau,
saluant les passants, joyeux, presque pressé,comme s’il se rendait à un
rendez-vous important, il marche vers les terrasses vides.
Sur son visage tavelé, il y a la vieillesse, mais il y a la vie. Il y
a son désir d’exister et de rester encore un peu celui qu’il a été avant de
devenir le vieux Jeannot qui boit.