Nous avions emménagé fin aout 2017 dans le hameau perdu où nous
attendaient les trois murs encore debout de notre future maison.
J'étais tombée amoureuse de cette maison en ruine lorsque mon nouvel amoureux
m'avait invitée à le rejoindre au hameau pour la première fois, cinq ans plus tôt.
Les propriétaires du lieu étaient ses anciens voisins. Lorsqu'ils avaient déménagé
en 2008 pour s'installer dans un hameau déserté par ses habitants depuis les
années cinquante, ils étaient restés en contact et mon compagnon leur rendait régulièrement
visite dans leur coin perdu d'Aveyron. Sans doute fallait il être un peu fou
pour se lancer dans la réhabilitation d'un hameau où ne subsistaient que les
ruines de trois maisons d'habitation, une étable et des champs en friche tout
autour. Ils avaient investi les lieux à l'été, campé pendant des mois et, les
photos en témoignaient, abattu un travail titanesque pour amener l'eau de la
source, nettoyer le terrain et retaper à la hâte l'étable qui abritait désormais
une cuisine, une grande pièce commune et une salle d'eau avec des toilettes sèches.
La plus grande bâtisse du hameau avait été remontée partiellement, et la façade
de pierres rouges de la partie réhabilitée où vivaient alors les amis de mon
amoureux brillait au soleil de ce beau mois de juillet lorsque j'y 'arrivai après quelques heures de route.
Le hameau perché à 700 mètres d'altitude n'était accessible que par une route
sinueuse. A la sortie de plusieurs virages en épingle, je découvris le paradis
champêtre orienté sud alors qu'une centaine de personnes étaient attendues pour
assister à un marathon musical en pleine cambrousse. Une scène avait été
installée devant l'ancienne étable, et les copains musiciens venus de la France
entière se relayèrent durant 42 heures de musique non stop. Des caravanes
étaient installées à l'année sur le parking tout en haut du hameau, et de
joyeux campeurs occasionnels avaient envahi les champs en contrebas des bâtiments.
Les chiens, les poules et les chèvres se baladant en liberté complétaient ce
tableau idyllique. Le pain cuisait dans le grand four à bois, les grandes
gamelles de rougail saucisse et de riz mijotaient dans la cuisine. Ce fut un
week-end joyeux.
J'appris que j'avais vécu la dernière édition de ce mini festival qui avait eu
lieu tous les étés depuis 2008. Il serait abandonné au profit de semaines
musicales en plus petit comité, chaque année vers le 14 juillet. Nous prîmes
l'habitude de passer une semaine de vacances d'été au hameau, et nous devînmes
rapidement les co-organisateurs de ces semaines de fête non stop, où une
trentaine de vieux copains se retrouvaient chaque soir autour d'un bon repas
pour chanter à tue-tête et faire de la musique.
Nos liens avec les habitants du hameau se resserrèrent lorsque nous fûmes conviés
à la semaine sylvestre, réservée aux proches, et nous nous faisions une joie de
débarquer au hameau fin décembre, pour fêter dignement le passage à la nouvelle
année.
C'est en 2014 que nos amis nous proposèrent de racheter la petite ruine qui
m'avait tapé dans l'oeil.
Nous savions depuis un moment que nous ne voulions pas rester dans le Var, et
l'idée d'une retraite à la campagne auprès de nos meilleurs potes nous séduisit.
Dès que les enfants auraient passé leur bac, ils quitteraient la maison, on
avait pensé la vendre pour s'installer ailleurs... c'était tellement tentant !
Et, bien sûr que oui, la jolie bâtisse qui nous avait été proposée à un prix
symbolique pouvait être remontée en deux temps trois mouvements dans la joie et
la bonne humeur !
Nos craintes et nos objections avaient été balayées par l'enthousiasme
communicatif de ceux qui, six ans auparavant, avaient investi ce hameau
abandonné et remonté deux maisons, dont celle du jeune couple qui venait
d'acheter après un essai concluant d'une année en tant que locataires.
Les joyeux chantiers collectifs qui avaient permis ces reconstructions
reprendraient comme par le passé. Il ne faisait aucun doute que notre chantier
avancerait à toute vitesse, grâce aux nombreux potes qui viendraient nous
aider. On se serrerait les coudes et la solidarité, maître mot gouvernant le
lieu, permettrait de relever ce défi un peu dingue de remonter une ruine à
soixante ans passés. Les maçons et le charpentier feraient le gros oeuvre, et
pour le reste, ça irait tout seul. On était très juste au niveau du budget,
mais nos amis, dont l'agréable maison était encore un peu en chantier, réussirent
à nous convaincre qu'ils nous feraient profiter de leur savoir faire et leur
expérience.
Le premier raté de ce scénario idyllique fut l'obligation de louer un garde
meuble à la dernière minute juste avant notre déménagement, le local où nos
potes nous avaient promis un stockage de nos meubles étant toujours plein comme
un oeuf à quelques jours de notre arrivée avec notre camion chargé.
Un peu déconcertés par cette promesse non tenue, nous avions néanmoins pu
compter sur leur aide pour décharger notre camion et ne doutions pas de bénéficier
à l'avenir des coups de main des potes qui passaient au hameau quelques
semaines de vacances laborieuses et solidaires.
A notre arrivée, nos amis avaient réintégré et réaménagé l'ancienne étable. Ils avaient agrandi la
surface habitable et une jolie extension en bois avait été construite par un charpentier
du coin. Il adorait le hameau et venait de décider de remonter une maison dont
il ne restait que des murs prêts à s'écrouler. Il s'installa avec sa compagne
et sa fille dans une cabane bricolée à l’arrache pour l'essai de neuf mois qui était
de rigueur. Sauf pour nous, qui fûmes dispensés de période probatoire, nos amis
n'ayant aucun doute sur le fait que nous nous plairions au hameau et nous
entendrions avec les autres habitants. Nous n'avions guère le temps de faire un
essai et de prîmes pas la précaution de nous assurer que la vie en semi
collectif dans ce cadre rustique et isolé nous conviendrait. Il nous fallait
commencer rapidement à remonter la ruine, si nous ne voulions pas prendre la crémaillère
en déambulateur ! il y avait au bas mot trois ans de travaux.
Quand notre rêve se réalisa en 2017, nous étions onze habitants en tout au
hameau, deux jeunes enfants compris, et l'avenir s'annonçait radieux.
Nos potes nous avaient proposé de nous installer chez eux lors de notre arrivée
en Aveyron. En quelques semaines, nous transformerions les deux mezzanines situées
à l'étage de l'extension bois de leur maison en un appartement que nous
habiterions ensuite pendant la durée de nos travaux. C'est notre main d'oeuvre
qui ferait office de loyer. Cette proposition nous enchanta. Nos amis nous
permettaient ainsi d'être plus efficaces en habitant sur le lieu de notre
reconstruction. Et, lors de notre installation dans notre petite maison, ils récupèreraient
un joli petit deux-pièces pour accueillir les amis ou la famille. C'était équitable.
Il y avait pas mal de boulot pour aménager l'appart. Tout était à faire.
Terminer l'isolation à la laine de bois, poser les voliges, cloisonner et poser
des fenêtres intérieures pour fermer complètement les mezzanines tout en
gardant la lumière. Il fallait tirer les lignes électriques, faire la
plomberie et créer une petite salle d'eau, ouvrir une porte pour faire
communiquer les deux pièces, créer une cuisine et des rangements.
Après ce petit chantier, nous serions rodés pour mener le nôtre à bien. Nous
apprendrions des rudiments de menuiserie, d'électricité et de plomberie avec
notre hôte qui savait tout faire ou presque.
L'isolation des murs de notre futur nid avait été programmée pour l'été. Elle
serait faite sur juillet et août, avec quelques copains de passage qui étaient
des habitués des coups de main.
Rien n'avança durant la semaine que nous passâmes au hameau en juillet,
quelques semaines avant notre emménagement. Le plus important c'était de faire
la fête ! Nous étions toujours les piliers de l'organisation, faisant les
courses et préparant souvent les repas comme les années précédentes. On se
couchait à pas d'heure. L'excitation de notre proche installation définitive était
à son comble ! L'isolation, on verrait ça plus tard.
Lorsque nous posâmes nos valises en septembre, les panneaux de laine de bois
couverts de poussière étaient toujours stockés sur les planchers de notre
future chambre. Le chantier collectif promis avec les potes devant passer au
hameau en aout n'avait pas été organisé.
Quelques jours après notre installation sommaire au milieu des matériaux qui
encombraient notre nouveau logis, nous fûmes sollicités pour refaire les joints
du mur arrière de la maison de nos hôtes, bonne occasion selon eux de nous «
faire la main » au maniement de la truelle. Le second argument pour faire
passer ce chantier en priorité fut que l'étanchéité ainsi améliorée nous
permettrait de ne pas souffrir du froid dans leur grande pièce de vie.
Les semaines qui suivirent, c'est l'isolation et la pose des voliges dans leur
grand atelier de poterie et de bijouterie, situé en dessous de notre chambre,
qui s'inscrivit dans notre emploi du temps. Nous y gagnerions indiscutablement
en chaleur et nos amis pourraient terminer l'installation de leurs espaces
respectifs. Nous avions déjà participé aux travaux d'aménagement de cette
partie de l’extension, et nous fûmes un peu surpris d'être les seuls à faire
avancer les choses, rien n'ayant bougé depuis nos dernières vacances.
Il y avait beaucoup à faire au hameau. Il fallait couper et rentrer le bois
pour l'hiver, nettoyer les caravanes et les préparer quand des visiteurs
s'annonçaient, s'occuper du poulailler et de l'abri des ânes, assurer chaque
semaine l'entretien de l'assainissement, grimper de temps à autre dans la
colline pour nettoyer la source et les tuyaux quand l'eau n'arrivait plus,
arroser le jardin et la serre, ne pas oublier de la fermer le soir, faire les
conserves et les confitures, chercher l'origine des incessantes coupures d'électricité
sur l'installation précaire qui tenait le coup vaille que vaille depuis bientôt
10 ans, cavaler sous la pluie fréquente pour aller remettre le compteur en
marche, nourrir les chiens, faire les courses et préparer les repas, et parfois
se taper des kilomètres à pied pour récupérer les deux ânes qui se barraient régulièrement,
entre autres. Rien ne nous rebutait. Tout nous amusait. Notre motivation et
notre énergie réjouissaient nos amis, et ils ne tarissaient pas d’éloges à
notre égard. Nous étions considérés comme les sages du hameau. Nous étions les
plus âgés, et il nous fut garanti que les plus jeunes prendraient soin de nous
lorsque nos forces déclineraient. En attendant, nous participions au quotidien à
l'entretien de la maison de nos amis et prenions une part grandissante aux tâches
communes dans la joie et la bonne humeur.
Lorsque l’hiver s'annonça, notre futur appartement était toujours un
indescriptible fouillis d'outils et de matériaux divers. Rien n'avançait
vraiment. Nous vivions toujours dans nos cartons et dans la poussière. Lorsque
la pose des voliges fut presque terminée dans la chambre, nous nous attaquâmes à
notre future cuisine. Les vieilles plaques de laine de bois de posées contre
les panneaux de BRF y avaient moisi.
La pièce dans laquelle nous avions dormi sur un matelas posé au sol depuis
notre arrivée, et qui nous ferait à l’avenir office de cuisine et de salon, était
humide et pas très saine, mais nos amis nous rassurèrent en nous promettant que
le bardage extérieur serait fait à l'été et que nous serions au sec les hivers
suivants. Je compris la cause de la condensation permanente sur les vitres des
fenêtres en même temps que celle des subites crises de sinusite qui ne guérissaient
pas et me valaient des maux de tête incessants.
Nous avions été portés par l'exaltation de la nouveauté pendant des semaines,
et comprenions soudain que nous avions été un peu trop optimistes et qu'il nous
faudrait sans doute beaucoup plus de temps que prévu pour terminer l'aménagement
de l'appartement... Qu'en serait il par la suite pour notre maison ?
Notre ami le charpentier nous avait annoncé une somme assez basse pour réaliser
notre charpente et une extension bois en un temps record. Le retard considérable
qu'il avait pris sur ses chantiers en cours m'inquiétaient. J'avais des doutes
sur les délais qu'il nous avait promis de tenir pour le nôtre Nous attendions
ses plans et son devis chiffré depuis un an et il était important pour nous de
savoir combien nous coûteraient l'extension bois, la charpente et la toiture.
Nos amis ne comprenaient pas mes craintes pour l'avenir. On m'invita à prendre
conscience du fait que je «cassais» l'ambiance et que c'était dommage. J'étais
sans doute trop matérialiste, il fallait laisser faire, puisque tout se
passerait bien.
Nous fêtâmes le nouvel an dans l'allégresse. Je prenais garde à ne plus
exprimer mes interrogations sur notre avenir. On s’amusait beaucoup. Le
chantier avait bien avancé grâce à l'aide de mon fils et notre chambre et notre
petite salle d'eau furent utilisables à Noël. Nous étions soulagés de ne plus
devoir descendre faire notre toilette le matin dans la salle d'eau collective
qui était très agréable l'été, mais glaciale l'hiver. Nous devions encore
sortir la nuit par des températures largement en dessous de zéro pour utiliser
les toilettes sèches. Les nôtres étaient en construction, notre hôte ayant tenu
à les fabriquer lui-même pour qu'elles soient conformes à ses souhaits. Ce n'était
plus qu'une question de jours.
Le maçon devait commencer en janvier, et il fallait déblayer le sol encombré de
la ruine. Nous trimballâmes des centaines de pierres, sans autre aide que celle
de mon fils et de sa femme, avant leur départ fin novembre, pour préparer le
chantier avant l’arrivée de la pelle mécanique qu’il avait fallu louer à la
dernière minute, faute de bras pour dégager les énormes pierres que nous ne
pouvions soulever.
La grande ombre au tableau commençait à me perturber. La quantité de vin consommée
au hameau lors des semaines où nous y séjournions était énorme. Je savais que
mon amoureux avait beaucoup bu par le passé. J'avais formulé mes craintes de le
voir replonger à nos amis avant d'accepter leur offre de rachat de la ruine et
ils m'avaient assuré que ce n'était pas la fête toute l'année, et que la vie était
beaucoup plus calme en dehors des périodes où la fête était permanente. Nous
pensions donc qu'ils étaient, comme nous, de joyeux pochtrons occasionnels.
Mais mon intuition du départ ne m'avait pas trompée. Leur consommation,
impressionnante, ne se limitait pas aux vacances entre copains. Elle était
quotidienne, et entraînait parfois, y compris pour nous qui vivions avec eux,
des plongeons noirs et plombants dans leurs douloureux passés respectifs.
Nous savions, pour avoir abordé plusieurs fois le sujet au début de notre
cohabitation avec eux, que notre amie usait du vin comme d'un médicament. Il
lui apportait le sommeil que ses angoisses nocturnes l'empêchaient de trouver
si elle ne buvait pas. Ayant exprimé clairement avant notre arrivée mon absence
de jugement moral sur la question, j'avais annoncé honnêtement à mes amis ma
vigilance future concernant mon compagnon. Ils avaient sans doute été un peu
choqués par ma franchise un peu brutale, mais ils m'avaient assuré que tout
irait bien, et nous n'avions plus abordé le sujet.
Les semaines passaient. Les travaux de notre cuisine avançaient mais ne nous
permettaient toujours pas d’y préparer nos repas. Nos premiers petits déjeuners
en tête à tête depuis des mois nous étaient précieux. Nous avions enfin pu
brancher sans risques une bouilloire électrique nous permettant de faire notre
thé du matin.
Lors des dîners que nous prenions encore en commun, nous nous racontions nos
vies. Les soirées se terminaient parfois très tard et dans les larmes de notre
amie, mais j'assumais sans broncher la mission qui m'incombait souvent et qui
consistait à écouter en boucle ses confidences avinées, à la consoler et à la rassurer avant de la ramasser parfois
à la petite cuiller tard dans la nuit.
Fin février, après un début d'hiver passé en cohabitation sans heurts, le
premier incident diplomatique éclata.
Les joyeuses fêtes de Noël alcoolisées en bande avaient cédé la place à des
soirées copieusement arrosées quand arrivèrent les vacances de février. On
rigolait beaucoup, et mon compagnon était devenu l'amuseur de service. Certains
savent s'arrêter à temps, d'autres pas. Mon amoureux faisait malheureusement
partie de ces derniers à l'époque. Ce que j'avais tant redouté était arrivé. Je
l’avais vu boire de plus en plus soir après soir et mes mises en garde lorsque
nous étions seuls étaient restées sans effet.
Lors d'une soirée particulièrement avinée à laquelle assistait le frère de
notre amie, qui tenait bien l'alcool et couchait souvent tout le monde lors des
fêtes, la consommation d'alcools forts, assez inhabituelle lors de nos soirées,
s'était ajoutée au vidage des cubitainers de rouge et avait eu raison de mon
amoureux, qui était rentré dans un état pitoyable. Au matin, je quittai le
hameau en posant un ultimatum à celui qui partageait ma vie. Il devrait choisir
entre l’alcool et moi, et j'exigeai de lui qu'il réfléchisse en mon absence à
la dangereuse pente qu'il avait empruntée.
Lorsque je rentrai quelques jours plus tard, nous avions décidé ensemble de
nous soutenir et de ne plus boire, sans nous inquiéter outre mesure des conséquences
de notre choix, qui marqua pourtant le début d'une progressive dégradation de
mes rapports avec nos amis.
L'accueil que je reçus à mon retour début mars m'incita à prendre un peu mes
distances. Il me fut reproché sans ambages d'avoir déstabilisé le groupe en
quittant le hameau. J'appris par mon compagnon que nos amis s'étaient permis de
commenter ma décision et avaient estimé qu'elle était inappropriée. Ils me
firent comprendre je que n'adhérais pas aux valeurs et aux principes régissant la vie du groupe auquel
j'appartenais, et je compris que je devrais m'y conformer, que je le veuille ou
non.
J'avais commencé à apprendre la poterie à l'automne et les moments joyeux que
je passais à l'atelier devinrent beaucoup moins légers. Quelques semaines plus
tôt, je m'étais beaucoup investie dans le projet de nos amis de remonter leur entreprise
artisanale, et je participais activement à faire avancer l'installation de
leurs ateliers respectifs de poterie et bijouterie, en installant leurs
espaces, en faisant des photos de leurs premières productions en vue de créer
un site internet marchand dont je pourrais m'occuper. Ils semblaient désireux
de faire de moi leur commerciale et m'avaient suggéré de mettre mes compétences
au service de leur petite entreprise afin qu'à terme je puisse me dégager un salaire.
C'était très généreux de leur part, et sans aucun doute destiné à
compenser l'abandon de mon emploi à la cuisine de la maison de retraite du coin
au bout de quelques semaines, du fait de problèmes articulaires. Mes
douleurs à la main droite me faisaient d'ailleurs craindre de ne pas pouvoir
assumer ma part des lourds travaux que nous avions à mener à bien, mais lorsque
j'évoquais cette inquiétante hypothèse, mes arguments étaient balayés avec une
brusquerie qui cadrait assez mal avec l'empathie qui semblait être de rigueur
au hameau.
Les semaines passaient. Nous acceptions de temps en temps de boire un verre
lors des interminables apéros quotidiens et buvions de l'eau pendant les repas.
Notre sobriété créa un décalage qui changea peu à peu notre regard sur nos hôtes.
Lorsque les soirées ne se terminaient pas en musique, les conversations
se transformaient souvent en un indélicat déballage des failles des nombreuses
connaissances de nos amis.
L’exercice faisait partie de leurs marottes. Ils s’y livraient avec une
bienveillance apparente et finissaient toujours par arriver à la conclusion que
leurs relations devraient faire une thérapie comme ils l'avaient fait eux-mêmes.
Ils cultivaient soigneusement l'image d'êtres généreux que tous les gens qui
passaient au hameau avaient d'eux. Ils aimaient être entourés et il ne se
passait jamais une semaine sans que des copains débarquent à l'improviste dans
leur maison qui était ouverte en permanence. J'étais parfois lasse de les
entendre abreuver tous ceux qui les fréquentaient, nous y compris, de leurs
conseils éclairés sur la meilleure façon de mener sa vie. Ils mettaient
toujours en avant le long chemin qu'ils avaient parcouru pour accéder à la sérénité,
et je me surprenais parfois à penser qu'ils ne pouvaient s'empêcher de jouer aux
thérapeutes.
Nos premières semaines de cohabitation m'avaient valu le surnom de «petit menhir»,
mon caractère affirmé de bretonne ne leur ayant pas échappé. Mais mes premières
interrogations à propos de l'avenir avaient écorné l'image de solidité qui était
la mienne depuis que nous nous connaissions, et je savais par mon fils que mon
cas avait été abordé en mon absence lors de sa venue à l'automne. Nos amis déploraient
ma réticence à faire appel à un psy. Du peu qu'ils savaient de mon histoire,
ils avaient déduit que je n'avais pas réglé certains problèmes dont je
refusais selon eux de prendre conscience.
Faire partie des élus qui fréquentaient leur maison impliquait de se voir
soumis, un jour ou l'autre, à un décryptage en règle des confidences que leur irrépressible
besoin d’écoute attirait.
Rares étaient ceux qui échappaient à leurs analyses, pas toujours exemptes de
jugement.
Il nous était par exemple devenu impossible d'ignorer la rancune tenace de
notre ami envers son voisin et de rester à l'écart de ce conflit qui prenait
beaucoup de place dans notre quotidien.
Le jeune couple avait eu un bébé en mai et ne participait plus aux soirées
depuis longtemps. Les commentaires allaient bon train sur le fait que notre
jeune voisin ne bossait pas, laissait sa femme travailler comme une dingue et
ne se bougeait pas pour terminer sa maison. La violence des attaques de notre
ami était à peine atténuée par sa théorie sur le rôle de père qu’il aurait
endossé inconsciemment. Ce
transfert affectif avait entraîné selon lui le rejet des conseils avisés qu'il lui
prodiguait pour ses travaux. Il en avait conclu que le jeune homme avait de
gros soucis avec l'image du père. Encore un qui avait besoin d'un psy !
Un incident survenu à l'été 2015 me revint alors en mémoire. Nous étions montés
au hameau pour notre semaine de vacances et j'avais immédiatement remarqué des
tensions entre nos amis et le jeune couple devenu propriétaire de la grande
maison depuis peu.
Lorsque je m'étais un peu inquiétée de la froideur avec laquelle ils se
saluaient, nos amis avaient noyé le poisson et affirmé que tout allait bien.
Les jeunes gens avaient évoqué de grosses difficultés pendant l'hiver et
m'avaient affirmé avoir pris de la distance pour protéger leur intimité et
rendre leur vie au hameau supportable. Ils avaient déploré les ravages de
l'alcool sans que je comprenne vraiment en quoi les excès de nos amis les avaient
déstabilisés à ce point.
Leurs relations étaient toujours réduites au strict minimum lorsque nous nous
installâmes au hameau .
Trois ans avaient passé depuis que j’avais découvert ce conflit,
et c'est en me souvenant de ma vaine démarche de l’époque, visant à les inciter
à régler le problème par une franche discussion, que je compris que mon mode de
communication était très différent de celui qui était en vigueur au hameau. On
parlait des gens quand ils n'étaient pas là, mais on n'abordait jamais
frontalement les problèmes pour les régler les yeux dans les yeux. Notre amie
appelait ça "faire le canard". Les conflits dans cette micro société
repliée sur elle même n'éclataient jamais au grand jour, ils pourrissaient
lentement dans les esprits. On laissait passer les orages sans jamais aborder
les sujets qui fâchent. C'était la règle, je devais apprendre à la respecter.
En la transgressant, je me risquais à être considérée comme l'ennemie du bien
commun.
Les beaux jours revinrent et je me raccrochais à tout ce qui était positif dans
notre vie la haut. Mais je sentais confusément que je n'étais pas à ma place au
hameau.
Nous avions peu à peu abandonné le travail au jardin gouverné par un jeune «vieux
garçon» ronchon qui affirmait a qui voulait l'entendre qu'il n'était que de
passage, et qui squattait durablement le parking dans sa cabane bricolée depuis
presque deux ans. Ce gars était devenu le seul maître à bord au potager et nous
faisait verbalement la liste de tout ce qui clochait au hameau lorsque nous
travaillions ensemble au jardin. Nous lui avions expliqué avant notre arrivée
que nous n'étions pas certains de pouvoir suivre son rythme et que nous ne
voulions pas nous engager à cultiver la terre. Il nous reprocha très vite notre
manque d'investissement au jardin et ne tarda pas à nous menacer de nous vendre
des légumes que nous ne réclamions pas, au motif que nous ne contribuions pas
assez à les produire. Son excessive «redevabilité» envers ceux qui lui avaient
offert une vieille caravane et le partage d’un lieu de vie au hameau nous
faisait sourire, mais nous respections sa reconnaissance envers ceux qui
l'avaient accueilli. Nous prîmes l'habitude de le laisser débiter ses jérémiades
sans y prêter trop d'attention. Nous ne répondions à ses critiques acerbes
envers les autres habitants du lieu que par l'indifférence, mais il semait le
trouble en critiquant la récente décision des propriétaires originels du hameau
de laisser le charpentier, dont il détestait la compagne, s'y installer définitivement
sans avoir obtenu l’accord des autres habitants. Il s'élevait contre cette décision
unilatérale, qu'il trouvait arbitraire, et nous sollicitait pour que nous
intervenions et réclamions à ceux qu'il vénérait, mais auxquels il n'osait rien
dire de ses intentions, qu'ils convoquent tous les habitants du hameau pour une
réunion extraordinaire.
Le projet initial de cohabitation - un genre de collectif avec habitats privés-,
prévoyant des réunions régulières où chaque membre pourrait régulièrement faire
part de ses ressentis et propositions concernant les projets communs n’était
plus d’actualité depuis la fâcherie entre nos amis et leurs voisins. La création
d’une SCI, prévue au départ pour une mise à disposition du jardin et du parking
avait été abandonnée sans consultation des personnes concernées. Notre
jardinier en chef s'y accrochait toujours et voulait absolument relancer le processus
pour faire renaître le projet avorté.
Il était devenu évident que ce que nous avaient fait miroiter nos amis quand
ils nous avaient proposé la ruine correspondait assez peu à notre réalité.
L'ambiance au hameau était également radicalement différente de l'image que nos
amis présentaient à ceux qui venaient en visite. Ils évitaient de dézinguer
leurs voisins en présence d'étrangers, mais ne s'en privaient pas lorsque nous
nous retrouvions en cercle restreint. Nous écoutions leurs amères récriminations
sans trop savoir pourquoi ils mettaient tant d'insistance à nous mettre de leur
côté. Nos jeunes voisins, sans doute conscients de ce qui se racontait dans
leur dos, étaient cordiaux avec nous quand nous les croisions, mais leur porte
restait fermée, et nous n'étions pas loin de penser qu'ils étaient des sauvages
inhospitaliers et qu'il y avait du vrai dans ce que nous racontaient nos amis.
Ils protégeaient leur vie de couple en tenant tout le monde à distance. Ils étaient
taxés d'ingratitude par ceux qui leur avaient permis d'avoir accès à une grande
maison dans un cadre enchanteur. Nous n'avions aucune raison d'en douter, tant
nous étions persuadés que nos amis nous avaient fait un cadeau en nous cédant
notre belle ruine pour une bouchée de pain.
Nous n'évoquions pas nos difficultés, et nul ne savait ce que nous ressentions.
Nous espérions que notre intimité bientôt retrouvée nous permettrait de nous écarter
des conflits et des commérages. Cet espoir nous poussa à mettre les bouchées
doubles pour finir l'aménagement de l'appartement. Je délaissai peu à peu mon
apprentissage de la poterie pour terminer ce chantier.
Début mai, nous nous étions enfin installés dans notre petit nid. Nous pendîmes
la crémaillère joyeusement, sans notre jardiner en chef, qui n'avait pas répondu
à notre invitation, et sans nos jeunes voisins, qui nous avaient expliqué un
peu gênés qu'ils seraient heureux de venir fêter notre installation, mais une
autre fois.
Le charpentier et sa compagne étaient de la fête. Le hameau était clairement
coupé en deux clans. Nous étions au milieu, pris entre deux feux, et je tentais
de me persuader que la vie à deux dans notre petit appartement marquerait la
fin de nos doutes et de nos angoisses.
La vie quotidienne au dessus de chez nos amis s'avéra rapidement pesante. Notre
chambre au dessus de l'atelier nous garantissait des nuits tranquilles. Elle n'était
bruyante que lorsqu’ils travaillaient dans l'atelier, la radio à fond. Notre
salon/cuisine était au dessus de leur chambre et les planchers n'ayant pas été
isolés phoniquement, nous devions étouffer les bruits de nos pas et de nos voix
lorsqu'ils s'y trouvaient. Nous prenions nos petits déjeuners en chuchotant
pour ne pas les réveiller. Nous vivions au ralenti pendant les deux heures de
leur sieste quotidienne et le soir venu, nous écoutions de la musique en
sourdine, notre amie et désormais voisine du dessous nous ayant gentiment fait
remarquer que les basses de nos enceintes vibraient trop fort et la gênaient un
peu. Elle avait même proposé de nous alerter à coups de balai au plafond
lorsqu'elle aurait besoin de silence. Ça augurait assez mal. Je compris vite
que nous ne tiendrions jamais deux ans dans cet appartement dans ces
conditions.
Le chantier de maçonnerie de notre maison avançait. Nous étions novices, et
nous avions assez logiquement demandé à nos amis expérimentés de superviser le
chantier. Ils avaient pris très au sérieux leur rôle de conseillers techniques.
Au moment de dessiner les plans des aménagements intérieurs, ils nous proposèrent
de nous aider à nous projeter dans notre espace. La frontière entre les
conseils avisés et l'ingérence devint soudain ténue. Nos amis avaient un avis
sur tout, et nous dûmes un peu batailler pour décider nous mêmes de
l'emplacement de notre future cuisine.
Je n'osai pas faire remarquer à notre amie que la somme qu'elle nous avait
demandée chaque mois pour nous assurer le couvert quand nous prenions nos repas
avec eux était deux fois supérieure à celle qui nous était nécessaire pour nous
nourrir lorsque, nous questionnant un soir sur nos revenus, elle lista poste
par poste nos besoins mensuels, bloc notes et crayon en main. Et je restai
muette, sonnée par cette inimaginable intrusion dans notre vie, lorsqu'elle
nous affirma que nous allions devoir renoncer à partir en week-end, pour faire
des économies et avancer plus vite dans nos travaux.
Nous savions que les absences des uns et des autres étaient mal vues par nos
amis, qui ne quittaient le hameau que pour faire les courses et répondre de
temps à autres à de rares invitations. Ils se montraient parfois sévères
envers le menuisier et sa compagne, qui gaspillaient selon eux inutilement leur
argent en week-end dispendieux, mais réservaient leurs critiques les plus
violentes aux propriétaires de la grande maison, dont les fréquents départs en vacances
expliquaient le rythme d’escargot auquel avançait leur chantier. Leurs
incessantes analyses des erreurs de conception de leurs voisins étaient très
virulentes et nous commencions à comprendre qu’ils ne supportaient pas ce qui était
fait sans les consulter au préalable.
Leurs tentatives de nous imposer leurs choix nous plongèrent dans un abîme de
perplexité. Leurs médisances envers nos voisins n'étaient elles pas
l'expression de leur frustration de les voir jouir en toute liberté du bien
qu'ils leur avaient acheté en pleine propriété ? Leur comportement envers les
autres habitants du hameau était il le signe de leur besoin de rester les seuls
maître à bord ?
Les incertitudes pour l'avenir prenaient de plus en plus de place dans mon
esprit. Je m'isolais dès que c'était possible et n'assistais plus systématiquement
aux repas en commun du dimanche soir, consacré à faire de la musique
entre potes. Il me fut reproché sur un ton acide de bouder dans mon coin
sous prétexte d'être souffrante. Souffrante, je l'étais. Je ne parvenais plus à
calmer la sourde angoisse qui m'assaillait chaque matin au réveil et me coupait
toute envie d'assister aux soirées se terminant trop souvent par de pénibles séances
de psychothérapies de comptoir. Il était évident que mes absences répétées
n'arrangeaient pas mon cas.
La jolie ruine prenait de l'allure. Elle serait très belle une fois finie...
Dieu seul savait quand.
Nous n'en étions toujours pas propriétaires, l'acquisition prévue à l'automne
ayant été sans cesse reportée. Nos amis avaient dû racheter un morceau de
terrain à la commune. Il avait fallu ensuite attendre le nouveau découpage des
parcelles, et le nouveau bornage entre les terrains qui seraient cédés au
charpentier et celui sur lequel était notre ruine n'était toujours pas fait.
Le programme changeait tout le temps, et rien de ce que nous avions projeté ne
se déroulait vraiment comme prévu, mais nous avions confiance en nos amis. Il était
clair pour tous que la jolie ruine, l'ancienne boulangerie du hameau, que nous
appelions la boulange, était notre maison, même en l'absence de titre de propriété
à notre nom. Nous avions financé les matériaux pour l'aménagement de
l'appartement. Les sommes que nous avions investies pour les matériaux et l'électroménager
seraient déduites du prix de vente de la maison lorsque nous passerions chez le
notaire. Cet arrangement nous ferait économiser des frais d'acte et nos amis ne
déboursaient rien pour les travaux. Encore une fois, cela arrangeait tout le
monde..
Le maçon avait remonté les murs de la boulange au printemps et créé les
ouvertures avec l'aide de mon compagnon. Nous avions acheté tous les matériaux
et nous lui payâmes ses salaires et de lourdes charges salariales sans nous
poser de questions.
A aucun moment nous ne fûmes conscients de prendre un énorme risque.
Il nous fallait commencer les joints des façades de la maison à la chaux. Nous
n'avions pas assez de budget pour payer le maçon pour ce travail. Notre entraînement
sur la maison de nos amis nous avait permis de comprendre qu'à deux, ça nous
prendrait quand même un bon bout de temps.
Le courage commençait à nous manquer, et nous ne parvenions plus à nous
motiver, bien que les sacs de chaux et les tas de sable de rivière aient été
commandés et livrés.
Nous ne réalisions sans doute pas encore à quel point ces neuf mois au hameau
nous avaient épuisés.
En Juin, nous dûmes demander à un de nos proches venu nous rendre visite de
quitter le hameau, cédant à une injonction de nos amis, qui ne voulaient plus
le croiser pour de troubles raisons qui leur étaient très personnelles.
Eux qui aimaient tant analyser la psyché de leurs amis pour les aider à régler
leurs problèmes ne s'étaient visiblement pas occupés des leurs et nous venions
de nous prendre leurs désordres intimes en pleine poire. Leurs démons nous
avaient rattrapés.
L'épreuve fut aussi rude qu'instructive.
Le constat était consternant. Notre liberté de recevoir des gens était donc
toute relative, et la promiscuité dans laquelle nous vivions devenait problématique.
Nous ne pouvions plus feindre de l'ignorer.
A peine un mois plus tard, notre voisin charpentier, qui nous avait promis une
charpente quatre pans et garanti un super boulot pour un prix d'ami, nous présenta
enfin un devis qui nous fit presque dresser les cheveux sur la tête. Il dût le
revoir à la baisse. Il réduirait les sections de la charpente et mettrait des
plaques de ciment à la place des tuiles. Nous ferions nous-mêmes le bardage de
l'extension en bois. La déception était grande, mais nous n’avions pas d'autre
choix.
Une semaine après avoir modifié son devis, il nous annonça un report de
plusieurs semaines pour le début de montage de notre charpente. Il avait décidé
de faire passer un autre chantier, plus lucratif, avant le nôtre, avec pour
argument que dans le bâtiment, quand on ne paye pas cher, on attend.
Il avait profité d'un diner où une dizaine de personnes étaient présentes pour
m'annoncer la désagréable nouvelle. J'avais enfreint les règles de bienséance
en quittant brusquement l'assemblée pour ne pas exprimer ma colère en public.
Il me fut reproché d'avoir vertement remis à sa place le jeune charpentier, qui
m'avait couru après pour essayer d'atténuer l'effet de l'inacceptable argument
qui m'avait fait sortir de mes gonds.
La traditionnelle période festive de juillet qui s'annonçait balaya nos espoirs
de parler de nos nombreuses interrogations à nos amis. Ils n'étaient jamais
seuls, et il était hors de question que nous abordions le sujet en présence de
tiers. Ils nous firent comprendre qu'on reparlerait de tout ça après la semaine
de musique. Ce n'était clairement pas le bon moment.
Les copains étaient arrivés les uns après les autres et je fus incapable
d'assister à la première soirée à laquelle notre participation était attendue.
J'avais aidé à la préparation de cette semaine la tête un peu ailleurs, mais le
moment venu, je n'eus pas la force de faire ce qu'on attendait de moi. Je
remontai à l'appartement la boule au ventre, incapable de faire comme si tout
allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. C'est alors que je compris
que je n'étais pas la seule à me sentir mal. Mon compagnon était, lui aussi, au
trente sixième dessous.
Les chansons que chantaient la joyeuse bande ce soir là étaient celles que nous
avions braillées en boucle nous aussi pendant des années, mais que ce nous
entendions était l'écho d'une énième beuverie à laquelle nous n'avions plus le
coeur de participer. Nous réalisâmes que ce n'était pas seulement le bruit qui
nous empêchait de trouver le sommeil. Il nous fallait absolument prendre
quelques jours pour faire une indispensable mise au point.
Notre départ en plein semaine musicale jeta un froid, et des copains de passage
vinrent nous demander ce qui nous arrivait. Nous ne savions que répondre... Ils
n'auraient pas compris.
A notre retour, la semaine de fête était finie, et nous annonçâmes à nos amis
que nous jetions l'éponge.
Nous leur avions fait part de notre décision sans nous appesantir sur les véritables
raisons de notre départ. Nous leur expliquâmes que nous n'étions pas faits pour
vivre dans un collectif. L'abandon du projet était également lié à notre âge.
Nous avions présumé de nos forces et étions trop vieux pour mener à bien un
chantier si lourd.
Il n'était pas question pour nous de jeter le bébé avec l'eau du bain. Nous ne
voulions ne nous souvenir que des beaux moments que nous avions vécus avec eux
et notre intention n'était pas de leur faire porter le poids de nos erreurs.
Nous avions redouté de mauvaises réactions. Il n'en fut rien. Il n'y eut aucun
reproche de part et d'autre.
Notre soulagement était immense.
Ils nous proposèrent de rester dans l'appartement jusqu'à l'achat d'une autre
maison. Nous pensions alors vivre pas très loin d'eux. Il y avait eu des jours
heureux et il y en aurait encore.
Nous trouvâmes une maisonnette a vendre à quelques kilomètres du hameau.
Ils étaient venus la visiter avec nous et nous avaient conseillé de l'acheter.
Il y avait quelques travaux à prévoir mais elle était habitable. Nous devions
signer un compromis le 4 septembre, presque un an jour pour jour après notre
arrivée en Aveyron. Nous étions enfin apaisés.
C'était sans compter sur leur belle soeur, en présence de laquelle je faisais
depuis longtemps de louables efforts pour rester cordiale. Quelques soirées en
sa compagnie m'avaient permis de vérifier que ma méfiance était justifiée.
Cette fille était une authentique faux cul dissimulant son hypocrisie sous
d'insupportables minauderies. Je savais que mon mode d'expression un peu trop
direct m'avait valu son inimitié. Je l'avais rembarrée sèchement lorsqu'elle
m'avait invitée à évoquer un évènement particulièrement douloureux de ma vie
dont je n'avais aucune envie de parler avec elle. Et je l’avais repoussée un peu brutalement lorsqu’elle avait
voulu me prendre dans ses bras le matin de février où je m’étais enfuie du
hameau, encore sous le choc de l’affreuse nuit où j’avais compris que je n’avais
pas pu empêcher l’homme qui partageait ma vie de tomber dans le piège de l’alcool.
Elle avait accepté les excuses sincères que je lui avais formulées pour mon
inacceptable réaction lorsqu’elle était revenue au hameau pour les vacances de
Pâques. Je faisais depuis mon possible pour être agréable, et nos rapports étaient
redevenus légers pendant les quelques jours qu’elle et son compagnons avaient
passés au hameau.
Lorsqu’ils revinrent en juillet pour assister à la traditionnelle
semaine musicale, elle avait
visiblement oublié mes excuses et décidé de ne plus m’adresser la parole. Ce
fut par ma fille, dont elle était assez proche, que j’appris qu’elle commençait
à évoquer une ambiance bizarre au hameau, en nous en attribuant insidieusement
la responsabilité.
Lorsque nous annonçâmes l’abandon de notre projet à nos amis, elle était partie
quelques jours et ne revint que
fin août.
En apprenant que nous allions quitter le hameau, elle réclama à mon compagnon un entretien auquel je ne fus
pas conviée. Elle remit sur le tapis mon esclandre de février, et affirma,
en belle âme bien intentionnée, que j'avais accusé son compagnon de ‘avoir
entrainé le mien à boire et insista sur ma déplorable conduite .
Je sortis de ma réserve et taclai cette saloperie sur pattes sans aucun ménagement,
juste au moment où elle se faisait un devoir de l’alerter sur le fait que je l’éloignais
sciemment de ses vieux amis depuis un an. Je n’avais pas eu besoin d’assister à
l’entretien pour comprendre ce qui s’y disait, j’avais déjà compris qu’elle
sortirait le grand jeu de la belle amitié brisée par ma faute.
Le lendemain, je mesurai l’ampleur de dégâts en croisant notre amie qui
m'envoya un regard noir sans m'adresser un mot. J'attendis le départ de tous
les visiteurs présents au hameau et sollicitai un matin un entretien avec nos
amis afin de me laver de ces accusations lamentables.
Je fus clouée au pilori dès mes premiers mots. Je compris que j'étais devenue
l'unique fautive, la bête à abattre, et je subis pendant quelques minutes
interminables les assauts de nos amis qui me balancèrent au visage des horreurs
qui ne firent que confirmer les craintes qui avaient nourri mon angoisse
pendant des mois.
Cette violente altercation nous obligea à quitter le hameau sur le champ et
nous trouvâmes un refuge à la hâte chez des gens que nous connaissions à peine
et qui nous accueillirent sans nous poser de questions.
Ils nous prêtèrent une petite maison pendant quelques mois, le temps pour nous
de nous réparer de cette pénible aventure.
Nous décidâmes de nous éloigner de cette folie et de quitter l'Aveyron.
Nous avions informé tous les habitants du hameau de notre départ avant mon
ultime esclandre de coupable officielle. Le charpentier nous affirma que nous
faisions une grosse connerie, le jardinier en chef ne prit pas la peine de nous
dire au revoir.
Les seuls qui nous proposèrent de venir nous aider à déménager après le
scandale que j'avais provoqué furent nos jeunes voisins, qui regrettaient amèrement
notre échec, mais qui nous assurèrent que nous faisions le bon choix en
quittant ce hameau gouverné par des dingues.
Nous supposons que notre ruine est toujours à l'abandon, malgré la promesse qui
nous fût faite de chercher activement d'autres acquéreurs pour la maison afin
de nous dédommager des sommes importantes que nous y avons investies.
Le silence assourdissant de ceux qui nous avaient assuré, la main sur le coeur,
ne vouloir que notre bonheur est la seule réponse à des questions que nous ne
posons plus.